Page:Boissière - Propos d’un intoxiqué, 1909.djvu/49

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aux tournants lisses tachetés de brun et d’or. Parfois, quand j’ai trop fumé, le bloc marmoréen grandit et devient pareil à l’Himalaya ; des neiges éternelles couronnent la blancheur des cimes, et les taches s’élargissent et se hérissent de végétations tropicales, taillis peuplés de tigres et d’éléphants, forêts où j’égare d’impériales caravanes. Cependant deux Annamites lettrés, mes visiteurs quotidiens, font tour à tour glouglouter l’eau tiède dans la pipe à eau en bois de trac décoré d’appliques d’argent, ou chantent dans une demi-somnolence d’interminables melopées de leur pays.

“ Et tandis qu’en rêvant je savoure l’extase, Assis au pied du lit, mes deux lettrés chanteurs Redisent tour à tour une éternelle phrase, Mélopée endormeuse aux savantes lenteurs, Cependant qu’en rêvant je savoure l’extase. ”

Oui, mon rêve méditatif plane dans la fumée de l’opium, de la pipe à eau et des cigarettes. Les lettrés chantent de belles histoires antiques de l’Annam, et l’un d’eux accompagne la mélopée avec le faible son d’une guitare, balbutieuse à la voix timide et voilée, humble servante du verbe humain. Et, les regards fixés sur les chauves-souris du cartouche, sur les caractères dorés, j’évoque quelques aimables superstitions