Page:Boissier - Cicéron et ses amis.djvu/322

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province, il le défendit avec une éloquence admirable et une vigueur qu’aucune menace ne put ébranler. Il refusa de quitter Rome au moment des premières proscriptions, et d’abandonner ses clients et ses affaires, quoiqu’il sût le sort qui l’attendait. Blessé aux funérailles de Marius, il fut achevé quelques jours plus tard, près du temple de Vesta[1]. Du reste, ces hommes-là n’étaient pas une exception à Rome. Dans les beaux temps de la république, le citoyen complet devait être à la fois agriculteur, soldat, administrateur, financier, avocat et même jurisconsulte. Il n’y avait pas de spécialité alors, et d’un vieux Romain nous serions forcés de faire aujourd’hui quatre ou cinq personnages différents ; mais à l’époque où nous sommes parvenus, ce faisceau d’aptitudes diverses qu’on exigeait d’un seul homme se brise : chacun se cantonne dans une science spéciale, et l’on commence à distinguer les hommes d’étude des hommes d’action. Etait-ce que les caractères perdaient de leur trempe énergique, ou faut-il croire seulement que depuis qu’on connaissait et qu’on pratiquait les chefs-d’œuvre de la Grèce, chaque science étant devenue plus compliquée, le fardeau de toutes réunies ne fût plus possible à porter ? Quoi qu’il en soit, si Sulpicius était au-dessus des Scævola comme jurisconsulte, il était loin d’avoir leur fermeté comme citoyen. Préteur ou consul, ce ne fut jamais qu’un homme d’étude et de cabinet. Dans les circonstances qui demandent de la résolution, toutes les fois qu’il faut se décider et agir, il est mal à son aise. On sent que cet esprit honnête et doux n’était pas fait pour être le premier magistrat d’une république en révolution. La manie qu’il avait de jouer toujours son rôle de conciliateur et d’arbitre dans cette époque de violence finissait par prêter à rire. Cicéron lui-même, quoiqu’il fût

  1. Pro Rosc. am., 12.