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un culte du plaisir, une superstition intéressée de l’élite européenne dans la jouissance égoïste », tandis que R. Rolland aimait l’art sous toutes ses formes, avec passion, et surtout la musique, dont il ne pouvait se passer ; et voici que Tolstoï déchirait les pages les plus émouvantes de Beethoven, de Wagner, et les jetait à l’oubli, comme une œuvre « immorale » et « qui désunit les hommes ». Affligé d’un si brutal mépris, R. Rolland écrivit à Tolstoï pour lui exposer ses craintes, ses angoisses.

Le 4 octobre 1887, Tolstoï répondit, en français, une longue et noble lettre, que R. Rolland publia quinze ans plus tard (1902).[1] Lettre prophétique qui est comme un manifeste et un appel à l’art populaire : elle montrait le côté factice et vain de l’art et de la science, tels qu’ils étaient alors ; elle prouvait que l’art ne doit pas être la propriété d’une caste sociale privilégiée et que « les produits de la vraie science et du vrai art sont les produits du sacrifice et non des avantages matériels. » Elle disait notamment : « La science véritable et l’art véritable ont toujours existé et existeront toujours... » L’art s’étiole aujourd’hui, parce qu’il « n’a plus de racines dans la vie de la terre » parce qu’il est « l’œuvre de fantômes d’hommes, d’ombres d’êtres, de larves nourries de mots, de couleurs de tableaux, de sons d’instruments de musique, d’extraits de sensations. » Il ne peut vivre désormais que s’il s’oriente nettement dans un sens populaire.

Avec quelle joie, avec quelle émotion R. Rolland put lire cette lettre, au début de sa seconde année d’École ; une main amie se tendait vers lui, une lumière enfin éclairait sa route, une voix l’appelait « cher frère » et lui disait les mots humains et vivants qu’il attendait depuis

  1. Cf. Bibliographie N° 27.