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TRADITIONS ORALES.

Ont fait (que Dieu me garde !) ombre sur mon berceau !
Je suis un échappé de ce drame authentique ;
J’ai foulé le chemin encor rouge de sang ;
Je n’ai connu d’oiseaux que ces hiboux funèbres,
Que l’ogre nourrissait de chairs dans les ténèbres ;
Et j’ai vu de frayeur se signer le passant !

Mon soleil éclaira la hache meurtrière,
La femme qui faisait sa dernière prière ;
Et j’ai respiré l’air où vibra ce soupir :
« Anne, ma sœur, ne vois-tu rien venir ? »

Et tout me retraçait l’épouvantable histoire !
Souvent, sur l’étang morne, à l’eau profonde et noire,
Qui dort au pied des tours, plus joyeux que le vent
Qui soufflait, frais lutin, sur ma barque bercée
Je glissais… mais soudain je pâlissais tremblant.
Horreur ! n’était-ce pas en cette onde glacée,
Que la pauvre sœur d’Anne, au regard indiscret,
Craignant de Barbe-Bleu le courroux formidable,
Pour effacer le sang qui toujours renaissait,
Trempait, trempait la clef de l’antre impénétrable,
Que lui seul, son époux, se réservait d’ouvrir ?

Et je voyais briller la hache meurtrière ;
Une femme faisait sa dernière prière ;
Et les roseaux disaient avec un long soupir :
« Anne, ma sœur, ne vois-tu rien venir ? »

La nuit, que de terreurs ! Quand les coups de l’orage,
Soulevant notre toit, faisait trembler mon lit,
Je sentais son haleine effleurer mon visage ;
Ses bras, qui m’emportaient dans son château maudit !
Si parfois, au reflet des vacillantes flammes,
Les ombres, en dansant, s’allongeaient sur le mur,
Je me croyais couché parmi les corps de femmes,
Suspendues au plancher du cabinet obscur !
Secouant sur mon front leurs fantômes livides,
Leurs longs cheveux tombant sur leurs membres rigides,
Elles disaient en chœur en poussant un soupir :
« Enfant, c’est Barbe-Bleu qui nous a fait mourir ! »

Car sept fois avait lui la hache meurtrière ;
Sept fois l’ogre avait dit : « Femme, fais ta prière ! »
Mais ces mortes n’ont pas murmuré ce soupir :
« Anne, ma sœur, ne vois-tu rien venir. »

Quel bonheur de courir dans les vertes prairies,
De poursuivre en son vol le papillon léger,