Page:Botrel - Contes du lit-clos, 1912.djvu/172

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J’avançais à tâtons vers l’Arrière et, de l’œil,
Je cherchais mon Yanik, quand, devant moi, très vague,
Je crois apercevoir au sommet d’une vague
Le corps du naufragé dont nul ne sait le nom…
« Peut-on mettre un doris dehors ? » criai-je. « Non !
« Ce serait envoyer vers une mort certaine
« Cinq hommes pour le moins, cria le Capitaine,
« Et je dois les garder pour le salut commun ! »
Je répondis : « Patron ! vous n’en risquerez qu’un :
« Qu’on noue à ma ceinture un bon morceau d’écoute
« Pour que j’aille quérir l’ami qui boit sa goutte ;
« Il ne sera pas dit qu’un Breton, qu’un marin,
« Laisse un être en péril sans le défendre un brin ! »
Et me voilà sautant par-dessus le bordage,
Nageant ferme, vers l’autre, au bout de mon cordage
Et, de loin, lui criant de temps en temps : « Tiens bon ! »
Enfin, à mes appels, au large, un cri répond,
Lugubre, déchirant, plus haut que la Tourmente,
Et, dans la pauvre Voix qui hurle et se lamente,
Je reconnais la Voix de mon gâs… de Yanik
Que je croyais toujours à l’arrière du brick !…
Ce fut un rude coup pour mon vieux cœur de père !
Mais je nageais plus vite en lui criant : « Espère ! »
Enfin, à la lueur d’un éclair aveuglant
J’aperçois, pas très loin, son visage tout blanc,
Aux pauvres yeux hagards, à la bouche tordue
Qui m’appelait toujours d’une Voix éperdue !…
Et je nageais ! et je nageais, l’Espoir au cœur,
Quand, tout à coup, je sens en frissonnant d’horreur
Que, malgré mes efforts, je demeure sur place…

— Vous vous dites, pas vrai, qu’à la longue on se lasse :
Espérez !… car le plus terrible n’est pas dit ! —

Si je n’avançais plus c’est qu’un filin maudit
Qu’à ma ceinture avait noué le capitaine