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Page:Bouasse - Pendule spiral diapason, tome 2, 1920.djvu/19

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xix
DES SAVANTS



La vanité des savants prend des formes bien réjouissantes. Ils s’imaginent que le monde entier s’occupe de leurs travaux et n’a d’autre affaire que d’en suivre le développement. Est-il besoin d’insinuer que le monde s’en désintéresse absolument ?

L’anecdote suivante, vraie ou fausse, a cette vérité supérieure de la légende. On raconte que Sturm, un jour qu’il avait soif (les savants eux-mêmes ont soif) entra dans une brasserie, but un bock et s’aperçut trop tard qu’il avait oublié son porte-monnaie. « Je suis Sturm, dit-il à la caissière. — Qui ça ? Sturm, répondit la dame du comptoir. — Le mathématicien du théorème, répliqua le bon naïf. » On ne dit pas pomment finit l’aventure qui fit pouffer de rire le Vachette entier où la tradition veut qu’elle arriva.

De ce travers vous ne distinguez que le pittoresque.

J’y vois malheureusement autre chose. Supposez le bon Sturm votre collègue dans un comité de perfectionnement et tâchez d’obtenir qu’il ne mette pas son théorème dans les programmes. Vous êtes candidat à la place vacante dans la section de Géométrie : essaierez-vous d’enlever la cataracte qui l’aveugle sur l’importance sociale de sa découverte ?

Supposez ledit comité plein de Sturms : voyez le beau programme qui sortira de ses délibérations !

La vanité des savants se montre à nu dans l’inexplicable attrait de porter un habit vert. Faut-il qu’ils soient inconscients du ridicule !

Par une superbe matinée de printemps je me trouvais à Monaco ; la nature était en fête, des fleurs partout, une vraie joie de vivre. Dans un vieux fiacre de louage, raide sur les coussins. M. X., en habit vert, allait déjeuner au palais. Le pauvre homme se croyait admiré alors qu’il excitait une indulgente gaîté :

« Et vous voici très doux à la bêtise humaine… »


Certes j’approuve qu’un homme ne permette pas qu’on le dépouille du fruit de son labeur. Mais encore faudrait-il que l’objet en valût la peine et qu’on le revendiquât d’une certaine manière.

Qu’il soit possible de réclamer son dû en conservant sa dignité, les lettres de Fresnel à Young en sont une preuve éclatante.

Young était un fort grand savant ; mais il faudrait n’avoir jamais comparé les mémoires d’Young et de Fresnel pour ne pas mettre Fresnel au-dessus d’Young. Quand Young se déclarait l’arbre, laissant à Fresnel le rôle de la pomme, il n’était que ridicule. On