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l’on naît aveugle, contrefait, sourd et muet, parce que la pauvreté est un état d’être, un mal incurable, et que souffrir, languir, mourir est leur destinée.

En vain ils verront des exemples du contraire ; si leur voisin s’enrichit par son travail et son économie, ils ne seront pas convaincus qu’ils auraient pu faire comme lui : c’est un homme heureux, diront-ils, et ils ne le sont pas ; ou il a trouvé un trésor, ou il l’a volé. Ils croiront tout, hors ce qui est ou ce qui doit être, c’est-à-dire que tout homme, quelle que soit sa pauvreté présente, s’il a de la santé, de la persévérance, de la probité, de l’économie, et s’il travaille pendant vingt ans, acquerra immanquablement une aisance quelconque ; s’il travaille pendant trente, il aura acquis une fortune. Voilà ce qu’il est essentiel de persuader au peuple ; c’est l’espérance et la volonté qu’il faut lui rendre avant tout.

Sans doute les désirs immodérés, l’ambition sans bornes, sont un mal et entraînent à bien des excès ; mais l’absence de cette ambition produit peut-être un dommage plus général. C’est surtout parmi les femmes du peuple que cette funeste résignation existe ; presque toujours elles arrêteront leur fils ou leur mari voulant sortir de son lit de douleur : « Que vas-tu chercher, lui crieront-elles ; tiens-toi tranquille, restons où nous sommes ? » C’est-à-dire n’ayons ni pain, ni feu, ni vêtement.

Cette absurde croyance, ce funeste préjugé qui paralyse la volonté, n’existe pas uniquement dans les classes infimes ; si le pauvre ne veut rien faire contre le mal qui le ronge, et cela, parce qu’il ne le voit pas, le riche, le philosophe même ne veut pas faire davantage, parce qu’il ne croit pas au remède : « C’est la misère des temps, dira-t-il, c’est le résultat indispensable de la société, de l’agglomération des masses ; par la raison qu’il y a des riches, il doit y avoir des pauvres ; c’est la loi de l’équilibre, c’est celle de la nature, c’est