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Pour que la grande fortune produisît la grande misère, il faudrait qu’il n’y eût juste qu’une ration pour chaque individu, et que l’un dût mourir de faim quand l’autre aurait deux rations ; mais il n’en est pas ainsi : dans l’ordre naturel, il n’y a de portion que celle que chacun se fait, et l’un peut s’en faire dix et mille sans qu’il y en ait une de moins pour les autres, parce que la terre, la mer, l’air, contiennent plus de nourriture, plus de substance et même de jouissance, qu’il n’en faut pour tous leurs habitans.

Notre misère et notre richesse sont en nous. L’abondance naît de l’intelligence et non de la localité. Si une nation est instruite, si elle est calculatrice et économe, si chacun a en soi force et raisonnement, chacun y sera à son aise ; avec les défauts contraires, tout le monde y sera pauvre.

L’inégalité des fortunes prouve donc moins l’inégalité des ressources matérielles et collectives que celle de l’esprit et du raisonnement, surtout dans nos états européens ; car il est ailleurs de ces positions où la richesse n’est pas plus visible ni même plus possible que la pauvreté ; mais ces positions sont hors de la civilisation, ou ce sont des exceptions dans cette civilisation, exceptions qui n’appartiennent qu’aux nations, s’il en existe, où tout est encore indivis, aux nations qui n’ont qu’une bourse, qu’une table commune.

Chez les sauvages il n’y a pas de riches, il n’y a pas de pauvres. Vivant au jour le jour, quand la chasse ne produit pas, quand la pêche n’est pas abondante, si l’un a faim, tous ont faim ; et si un membre de la communauté se gorgeait publiquement de viande tandis que les autres tombent d’inanition, il serait à l’instant dévoré lui-même.

C’est par une cause à peu près semblable que la grande misère n’existe pas dans certaines hordes isolées.

En Grèce, par exemple, parmi les montagnards, si