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vasselage, le privilège, le monopole, les impôts excessifs sont-ils une source de malaise parce qu’ils entravent l’industrie ou la dirigent dans un sens opposé à l’intérêt commun ; mais, nous le répétons, la misère qui émane de la tête ou de la mauvaise direction de l’ensemble, celle qui n’a pas une cause inhérente à chacun, est moins dangereuse que la misère qui tient au cœur d’un peuple, que celle qui est la suite de ses préjugés, de ses opinions, de ses habitudes, que celle qui, devenue sa volonté, s’est nationalisée en lui ; car pour celle là, il ne s’agit pas de réformer les lois, mais le caractère, mais l’esprit de tous ; ce sont des superstitions qu’il faut extirper, des vices qu’il faut guérir. Cette misère est la misère européenne, c’est la nôtre ; misère attachée à nos mœurs, presque à nos goûts, misère certainement moins contrainte que volontaire. C’est la misère de la liberté.

Ce n’est pas que je prétende que l’on veuille être pauvre ; non, l’insensé même désire son bien-être, et l’habitant du hameau le veut comme celui de la ville. Mais en souhaitant être bien nourri, bien abrité, bien pourvu de tout, en voulant être riche enfin, l’un pas plus que l’autre ne travaille à le devenir. Sût-il même ce qu’il faut faire, il n’a pas le courage de l’entreprendre ; nu, souffrant, il ne fait rien pour couvrir sa nudité, pour échapper à sa souffrance. On peut même affirmer qu’il fait tout ce qu’il faut pour s’y maintenir, pour la rendre plus profonde, plus hideuse. Ici, l’homme de la civilisation est au-dessous de celui de la nature ; il a moins que lui l’instinct de sa propre conservation et peut-être est-il réellement plus pauvre, plus malheureux.

Il est des individus chez nous, il en est beaucoup, qui atteignent la vieillesse sans avoir mangé une fois à leur faim, ni dormi une nuit d’un sommeil paisible, d’un sommeil libre d’inquiétude. Il en est des milliers qui, nés sous l’influence de ce cauchemar de misère, étreints