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LA VITALITÉ DU RÉGIME

Délimitations sans doute prématurées, dans l’état actuel de l’histoire de l’Inde. Que la faute en revienne à la toute puissance de ses préoccupations religieuses ou à l’impuissance de ses organisations politiques, toujours est-il que l’Inde n’a pas d’historiens. « Les Chinois ont leurs annales comme les Grecs ont Hérodote, comme les Juifs ont la Bible. L’Inde n’a rien »[1]. Elle nous livre sur son propre passé aussi peu que possible de documents précis et datés. Ce n’est qu’au prix des plus longs efforts, et par les méthodes les plus indirectes que les savants européens arrivent aujourd’hui à établir, au milieu de cette obscurité, quelques points de repère. Comment pourrions-nous, dans ces conditions, déterminer avec quelque certitude la courbe de l’évolution des castes ?

Mais heureusement, pour notre objet, ce n’est pas ce qui importe le plus. Que doit, à telle forme sociale, une civilisation ? C’est ce que nous voulons maintenant démêler. Pour légitimer cette recherche, il suffit d’établir que, dans cette civilisation, la forme sociale en question « domine » en effet. Or c’est ce qu’il n’est pas malaisé d’établir en Inde, pour le régime des castes. Si les phases de sa vie nous échappent, les preuves de sa vitalité abondent. Sur tous les points où un jet de lumière perce les ténèbres du passé hindou, nous voyons à l’œuvre ces mêmes traditions qui presque partout ailleurs ont cessé de fonctionner : elles continuent ici à diviser les masses en groupes fermés, spécialisés et superposés. De quelque côté que nous tournions les yeux, tout nous rappelle la maîtrise de la même institution, qui supplée en quelque sorte à toutes les autres. Elle n’accorde la naturalisation qu’aux puissances qui doivent la servir. Et comme elle ne permet de s’implanter qu’aux coutumes capables de se plier à sa convenance, elle ne laisse s’épanouir que les idées aptes à entretenir, en la justifiant, sa domination.

  1. S. Lévi, Le Népal, introd., p. 3.