Page:Bouglé - La Démocratie devant la science, 1904.djvu/10

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pleur des villes dans lesquelles elle les a concentrés, les grands États par lesquels elle les a unifiés, tous ces phénomènes proprement sociologiques devaient d’eux-mêmes incliner les hommes à se reconnaître comme des semblables, et à se traiter en égaux. En ce sens, il est permis d’affirmer que si l’égalitarisme semble bien être aujourd’hui le moteur principal de notre civilisation, c’est qu’il en est d’abord le produit naturel. Et l’élan par lequel il réalise sous nos yeux ses exigences apparaît comme plus irrésistible encore, s’il est vrai que ses victoires s’expliquent par la constitution même et les transformations spontanées des sociétés qui l’ont vu grandir[1].

On comprend dès lors le sentiment qui animait Tocqueville, lorsqu’il nous présentait le développement graduel de l’égalité comme un « fait providentiel, universel, durable, échappant chaque jour à la puissance humaine, servi par tous les événements comme par tous les hommes ». À découvrir les causes lointaines et à pressentir les lointaines conséquences de ce mouvement irrésistible, l’auteur de la Démocratie en Amérique éprouvait, disait-il, une sorte de terreur religieuse, et il lui semblait que vouloir arrêter la démocratie ce serait lutter contre Dieu même[2].

C’est, en effet, un sentiment naturel que de s’incliner devant la force des choses. Le rythme d’un mouvement puissant nous emporte comme malgré nous. Lorsque les enfants voient passer le régiment, drapeau flottant, musique en tête, mécaniquement ils emboîtent le pas. Ainsi, à entendre retentir l’hymne égalitaire, à voir les masses immenses qu’il assemble et ébranle, nous nous sentons portés à suivre en toute docilité le mouvement démocratique : ne serait-ce pas folie que de le contrecarrer ?

  1. Nous résumons ici les conclusions d’une précédente étude, sur Les Idées égalitaires, à laquelle celle-ci fait suite.
  2. De la Démocratie en Amérique, Introd., p. 7.