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Or cette « division du travail contrainte[1] » n’est nullement propre aux sociétés conjugales. Le plus souvent, la situation qui lui est faite dans l’organisation politique décide du genre d’occupations d’un homme. Nombre de vocations individuelles, moins marquées sans doute par la nature que les différences sexuelles, mais dont le libre développement eût été aussi important pour le bien de l’ensemble, ne doivent-elles pas être écrasées en germe par de pareils systèmes ? Toujours est-il que, sous les couches d’influences accumulées par les institutions, il est difficile de mesurer quel rôle revient, dans la répartition des tâches, à la diversité des facultés naturelles, — à ce que Spencer appelle dans sa théorie de la division du travail le « facteur psycho-physique ». Préoccupé pourtant de mettre au jour les bases naturelles de la spécialisation, l’auteur des Institutions professionnelles et industrielles est obligé d’avouer[2] que les effets de ce facteur sont à tel point contrariés, par les effets des autres, qu’il est le plus souvent impossible de délimiter avec précision la part de la différenciation naturelle dans l’organisation de l’industrie.

Ainsi l’histoire pèse lourdement sur la nature. Les barrages « artificiels » de toutes sortes empêchent les fonctions de se répartir suivant la pente des différences natives. Si donc on veut qu’enfin les situations se mesurent aux dispositions, au lieu que l’inverse soit vrai, il importe de ne pas « laisser faire » mais de maîtriser au contraire l’opération des privilèges. Si l’on veut que la division du travail, au lieu d’être contrainte, devienne vraiment libre, il faut que d’égales possibilités soient ouvertes aux puissances inégales. En un mot, puisque partout où il y a des classes, nous constatons que leur inégalité presse, directement ou indirectement, sur la distribution des professions et l’organisation subsé-

  1. C’est l’expression proposée par M. Durkheim, Div. du trav., liv. III, chap. ii.
  2. P. 205.