Page:Bouglé - La Démocratie devant la science, 1904.djvu/93

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

que les races aristocratiques, étant donnée leur mission civilisatrice, soient les plus vite déséquilibrées. Esquirol notait seize fois plus de maladies mentales dans la haute noblesse et les familles royales que dans le peuple. Cette supériorité morbide est sans doute la rançon de la suractivité cérébrale. La lame a usé le fourreau. Le surmenage intellectuel a entraîné l’épuisement nerveux. La pratique du mariage consanguin accélérant les fâcheux effets physiques de leur rôle social, les éléments eugéniques devaient naturellement être les plus vite brûlés. Les aristocraties seraient les victimes de cette haute culture dont elles sont les gardiennes.

Dira-t-on que, pour beaucoup d’aristocraties, l’explication semble paradoxale ? Dans la plupart des civilisations, bien plutôt que la suractivité des nobles, c’est leur oisiveté qui est proverbiale. Il arrive souvent que « la classe qui a des loisirs » mette son point d’honneur à ne pas s’occuper. Tout travail est « tabou » pour elle. Orgueilleuse de ses ongles longs, elle tue le temps par les cérémonies et les fêtes ; mais on ne saurait dire qu’elle s’épuise au travail de la pensée. Elle profite de ses privilèges pour vivre dans un farniente absolu, mental aussi bien que physique[1].

Admettons, pour un certain nombre de cas au moins, l’exactitude de ces observations ; elles nous laissent apercevoir une autre cause possible de la ruine physiologique des aristocraties. Car l’excès de loisir n’est pas moins dangereux que l’excès d’activité : le parasitisme est aussi bien que la suractivité une cause de dégénérescence. Non que nous croyions à une action directe du farniente sur la race, aboutissant à une atrophie héréditaire de tels ou tels organes[2]. Mais au moins peut-on assigner une action indirecte à cette oisiveté princière. C’est ici le cas de rappeler qu’elle est la

  1. Cf. Veblen, The Theory of the leisure class.
  2. Ce que paraît admettre M. Colajanni, Le Socialisme, p. 312-316.