Page:Bouilhet - Dernières chansons.djvu/42

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

pas avoir d’autre utilité, et que vous soyez résolus à toutes les avanies, prêts à tous les sacrifices, cuirassés à toute épreuve, lancez-vous, publiez !

Alors, quoiqu’il advienne, vous verrez les misères de vos rivaux sans indignation et leur gloire sans envie ; car le moins favorisé se consolera par le succès du plus heureux ; celui dont les nerfs sont robustes soutiendra le compagnon qui se décourage ; chacun apportera dans la communauté ses acquisitions particulières ; et ce contrôle réciproque empêchera l’orgueil et ajournera la décadence.

Puis, quand l’un sera mort — car la vie était trop belle, — que l’autre garde précieusement sa mémoire pour lui faire un rempart contre les bassesses, un recours dans les défaillances, ou plutôt comme un oratoire domestique où il ira murmurer ses chagrins et détendre son cœur. Que de fois, la nuit, jetant les yeux dans les ténèbres, derrière cette lampe qui éclairait leurs deux front, il cherchera vaguement une ombre, prêt à l’interroger : « Est-ce ainsi ? que dois-je faire ? réponds-moi ! » — Et si ce souvenir est l’éternel aliment de son désespoir, ce sera, du moins, une compagnie dans sa solitude.

Gustave Flaubert
20 juin 1870.