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le mystérieux monsieur de l’aigle

dans la province d’Ontario, près de la ville de Toronto…

— J’avais dit, en effet, que je m’en irais demeurer près de Toronto ; mais j’ai changé d’idée. J’ai pris une toute autre direction.

— Oui ? Vraiment ?

— Je demeure à la Pointe Saint-André, plus loin que la Rivière-du-Loup en bas… C’est un endroit sauvage, très sauvage. Je m’y suis construit une maison, que les gens du village Saint-André nomment La Hutte.

— Et vous demeurez là, seul ?

— Non. Pas seul, Mme d’Artois. Mon neveu, Théo est avec moi… ou plutôt, il était avec moi, jusqu’à il y a une douzaine de jours.

— Je ne savais pas que vous aviez un neveu, M. Lassève… Mais, vous dites qu’il est parti d’avec vous ? Vous êtes donc seul maintenant ?

— Un homme de Saint-André demeure avec moi ; un M. Rocques… Séverin Rocques… C’est un brave garçon que Séverin ; si bon, si dévoué ! Il demeure à La Hutte depuis l’automne dernier. Nous nous aimons comme des frères, lui et moi.

— Oh ! Alors, tant mieux !

— Lorsque vous êtes allée à G…, Mme d’Artois, que vous a dit Jacques Lemil ?… À propos de… des… funérailles de Magdalena, je veux dire ?

— Mais… Il m’a dit… Je sais qu’il était porteur, avec son fils Pierre, et M. Lemil m’a assuré que vous aviez fait très bien les choses ; que les funérailles de Magdalena étaient les plus belles, les plus imposantes qu’il y avait eues encore à G…

Mme d’Artois, fit gravement Zenon, j’ai quelque chose à vous dire… Quelque chose qui va vous surprendre énormément… Oui, attendez-vous à être surprise, car je vais vous raconter un fait… inouï, tout à fait inouï

— Qu’est-ce donc ? demanda Mme d’Artois, en ouvrant grands les yeux.

— C’est… C’est à propos de… de… Magdalena… de ses… ses… funérailles…

— Je suis tout oreilles, M. Lassève.

— Jacques Lemil vous a raconté tout ce qu’il savait, commença Zenon en hésitant un peu… Il est une chose cependant qu’il ne savait pas, qu’il ne sait pas, qu’il ne saura jamais ; une chose que je suis seul… avec une autre, à savoir…

— Vous m’intriguez fort, M. Lassève !

— Je le répète, attendez-vous à être surprise… peut-être même quelque peu scandalisée, Mme d’Artois… Mais, voici : le jour des funérailles de Magdalena, dans le cimetière de G…, on a enterré un… un… cercueil vide.

— Vide ! cria Mme d’Artois. Vide ! Que voulez-vous dire, M. Lassève ?

— Je veux dire que Magdalena, que le médecin avait déclarée morte, n’était qu’endormie d’un sommeil léthargique…

— Mon Dieu ! Ô mon Dieu !

— La pauvre enfant s’est éveillée… dans un cercueil, alors qu’elle était seule, la nuit, dans la maison… Elle aurait pu en mourir, ou en perdre la raison, la pauvre chère petite !

— Je n’en reviens pas ! exclama Mme d’Artois. Magdalena… Magdalena que j’ai tant pleurée pour morte…

— Oui, Magdalena vit… c’est elle qui, déguisée en garçonnet, a vécu avec moi, depuis, sur la Pointe Saint-André, faisant, comme moi, les métiers de pêcheur et de batelier.

— C’est extraordinaire, presqu’incroyable !

— Mais, que je vous raconte les faits tels qu’ils se sont passés.

Zenon raconta à Mme d’Artois ce que nous savons déjà. Il ajouta que Magdalena s’étant éveillée de son sommeil léthargique, avait résolu de disparaître, quitter G…, à jamais ; de passer pour morte enfin.

— Vous le pensez bien, acheva-t-il, je me suis opposé de toutes mes forces à cette idée de Magdalena, sachant bien que ce serait mal, très mal ; mais j’ai fini par céder aux instances de la pauvre enfant, de devenir son complice en un mot. Le surlendemain de ses supposées funérailles, durant la nuit, Magdalena, déguisée parfaitement dans un costume masculin, quittait G… pour toujours ; je l’accompagnais. Cachés dans un wagon de marchandises ensuite, nous nous rendîmes jusqu’à la Rivière-du-Loup, et déjà quelques jours plus tard, à la Pointe Saint-André, où nous avons toujours demeuré, depuis.

— Je le répète, c’est presqu’incroyable, ce que vous venez de me raconter, M. Lassève !… Magdalena, vivante !… Magdalena, à la Pointe Saint-André !… Mais, non, ne m’avez-vous pas dit, tout à l’heure, que votre neveu Théo était parti ?

— Oui, Théo, ou plutôt Magdalena, est partie pour l’Europe, le 2 de ce mois ; elle sera absente tout l’été.

— Partie pour l’Europe, avez-vous dit ?

— En voyage de noces, Mme d’Artois, répondit Zenon en souriant. Magdalena n’est plus Magdalena Carlin, ni Magdalena Lassève, comme elle se nommait parfois ; elle a nom maintenant Magdalena de L’Aigle. Elle a épousé, le 2 de ce mois, M. Claude de L’Aigle, un riche rentier, habitant un véritable château, aussi sur la Pointe Saint-André.

Et alors, Zenon raconta tout ce qui s’était passé, depuis qu’ils habitaient la Pointe Saint-André. Mme d’Artois n’en revenait pas ! Magdalena mariée et faisant, avec son mari, une tournée de quelques mois en Europe !

— Alors, M. de l’Aigle sait tout ce qui concerne Magdalena, sans doute, M. Lassève ? demanda-t-elle.

— Non, hélas ! répondit Zenon. Magdalena, malheureusement, a voulu garder le secret du passé. Dieu veuille qu’elle ne s’en repente pas un jour !

— C’est… C’est regrettable… qu’elle n’ait pas tout dit à M. de L’Aigle.

— J’ai même offert à Magdalena d’aller moi-même à L’Aire (ainsi nomme-t-on la propriété de M. de L’Aigle) et tout raconter à son fiancé ; Magdalena n’a jamais voulu y consentir. Elle aimait trop son Claude, disait-elle, pour risquer de le perdre.

— Ah ! c’est malheureux, infiniment malheureux ! Ce secret lui pèsera et l’empêchera d’être parfaitement heureuse peut-être. Pauvre Magdalena !

— Vous ai-je dit, Mme d’Artois, qu’il existe une grande différence d’âge entre Magdalena et son mari ?