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Mais Pierre Dupas, énervé de cette scène, fou, pour le moment, assurément, s’élança vers sa fille, et dit, pâle de fureur :

— Te tairas-tu, Marielle !

Puis il leva sa main, qui s’abattit sur le visage de la pauvre petite. Marielle, étourdie par le coup, tomba par terre, en gémissant.

Alors, Nounou devint une véritable furie. Elle s’élança sur Pierre Dupas, elle le saisit au collet et essaya de lui faire ployer le genou.

— À g’nou, brute ! À g’nou ! s’écria-t-elle, en sanglotant. À g’nou, et d’mandez pardon à votre fille ! Ô misérable que vous êtes ! Oser frapper votre fille, votre unique enfant ! Oser la frapper !

— Quelle scène révoltante ! s’exclama Mme Dupas, et, relevant ses jupes, elle quitta la chambre.

Louise Vallier s’approcha de Marielle, toujours affaissée sur le plancher, et, souriant méchamment, elle toucha, du bout du pied, la fille de Pierre Dupas.

Nounou, en voyant ce geste de mépris de la fille de Mme Dupas, ne se soutint plus ; d’un bond, elle fut auprès de Louise Vallier, elle entoura de ses dix doigts le cou de celle-ci, et elle allait l’étrangler, quand Pierre Dupas intervint ; employant toutes ses forces, il parvint à desserrer les doigts de la vieille servante… Mais, longtemps, Louise Vallier porta, autour de son cou, la marque des dix doigts de Nounou.

Pierre Dupas était blanc comme un mort. Il avait agi sous l’impulsion de l’énervement et de la colère et il regrettait amèrement avoir frappé sa fille ; sa folie, il l’eut pleurée avec des larmes de sang.

— Nounou… voulut-il dire.

— Sortez ! s’écria Nounou. Sortez, et laissez-moi seule avec la pauvre petite martyre. Ah ! M. Dupas, c’est la première fois que vous frappez votre fille ; ce s’ra la dernière !… Je n’suis plus servante ici ; j’reste, seulement pour protéger Mlle Marielle… car vous finirez par la tuer entre vous. Pas un pouce d’ouvrage je n’ferai dorénavant, ni pour vous, ni pour ces ces deux femmes-démons ! Pas un pouce, vous m’entendez ! Pas un !

— C’est bon, Nounou ! C’est bon ! répondit Pierre Dupas, essayant d’apaiser la vieille femme.

— Si vous m’aviez frappée, moi, plutôt que cette frêle créature ! reprit Nounou, des larmes coulant, pressées, sur ses joues. Ah ! j’espère qu’elle épousera bientôt M. Bahr ; M. Jean n’est pas un batteur de femmes, lui, et c’pauvre ange s’ra heureuse avec lui… Sortez ! Sortez ! Entendez-vous !


CHAPITRE XXIII

LES ANGOISSES DE NOUNOU


Aussitôt que Pierre Dupas eut quitté la chambre de Marielle, Nounou s’approcha de la jeune fille et la prenant dans ses bras, la déposa sur son lit. Marielle ne pleurait pas ; ses grands yeux bleus restaient fixes, tandis que des soupirs s’échappaient de sa poitrine.

— Chère Mlle Marielle ! pleurait Nounou. Cher p’tit ange du bon Dieu ! J’aurais donné ma vie pour vous épargner cette terrible humiliation, cet horrible coup !… J’me souviens, Mlle Marielle, quand votre ange de mère vous a confiée à moi, au moment d’mourir : « Nounou, me dit-elle, n’abandonne jamais ma petite Marielle chérie… Quoiqu’il arrive. Nounou, reste auprès d’elle… Tu me l’promets, Nounou ? » Et j’ai promis… Quand on m’f’rait endurer l’martyre, je n’vous abandonnerais pas… Chère enfant bien-aimée, pleurez, si l’cœur vous en dit ; ça vous soulagera, cher p’tit ange du ciel !

Mais Marielle, les yeux fixés sur Nounou, semblait ne pas l’entendre.

Mlle Marielle ! s’écria, tout à coup, Nounou. Pourquoi me r’gardez vous ainsi ?… Ces yeux fixes… j’aim’rais mieux mille fois vous voir pleurer ! dit la fidèle servante, qui, assurément, pleurait pour deux.

— Nounou, dit soudain Marielle, as-tu fait des soufflés au chocolat pour le souper ?… Tu sais que mon mari les aime beaucoup… Je vais aller au-devant de Jean, au magasin ; ça lui fait plaisir que j’aille à sa rencontre, chaque soir.

— Mon doux Jésus ! s’écria Nounou. Mlle Marielle ! Mlle Marielle ! Chère chère Mlle Marielle !… Ô ciel !

— N’est-ce pas qu’elle est belle notre nouvelle maison, celle que Jean a bâtie lui-même. Nounou ? reprit Marielle. Mais, le « Gîte » est très confortable et je m’y plais bien, en attendant que nous puissions prendre possession de notre nouvelle demeure… Il y a une belle grande chambre, bien éclairée, pour toi, Nounou, et une salle de couture, tout à côté… Tu le sais, bonne Nounou, mon mari veut nommer notre nouvelle demeure : La « Villa Marielle ». Cher Jean !

Mlle Marielle, dit, Nounou, en pleurant, vous n’êtes pas au « Gîte » ici mais au « Manoir-Roux ».

— « Manoir-Roux »… murmura Marielle. Je n’y suis pas allée cette semaine au « Manoir-Roux »… Je n’aime guère Mme Dupas, et Louise Vallier… j’en ai peur.

— Mon Dieu ! se dit Nounou. Mlle Marielle a le délire !… Elle doit avoir une forte fièvre aussi… Elle va mourir la chère petite, et c’est son père qui l’aura tuée… M. Dupas ! M. Dupas ! appela-t-elle.

Pierre Dupas qui, en ce moment, montait l’escalier pour se rendre dans sa chambre à coucher, arriva promptement sur le seuil de la chambre de Marielle.

— Voyez ! dit Nounou, en désignant le lit de Marielle.

Pierre Dupas s’approcha, et Marielle, en l’apercevant, lui sourit.

— Ah ! père, dit-elle vous allez rester à souper au « Gîte », n’est-ce pas ?… père ; j’ai eu peur que vous m’en vouliez un peu de vous avoir enlevé Nounou… Mais Nounou ne voulait plus rester au « Manoir-Roux », voyez-vous, et moi. je tiens à la garder ; Jean aussi y tient… Cette bonne Nounou !

— Grand Dieu ! s’écria Pierre Dupas. Qu’y a-t-il ?

— Il y a qu’elle va mourir, probablement, et c’est vous, son père, qui l’aurez tuée, répondit durement Nounou.

— Nounou ! Nounou ! supplia Pierre Dupas.

— Demain matin vous irez à la Grosse Île et en ramènerez un médecin. Moi, j’passerai la