Page:Bourget - La Terre promise, Lemerre.djvu/49

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que ce bonheur trop complet, trop absolu, dépassa tout d’un coup les puissances de son être et lui fit mal pour la première fois, et tout bas il dit à sa chère « aimée, » comme elle lui permettait de l’appeler quelquefois à des minutes pareilles :

— « Nous sommes trop heureux, j’ai peur… »

Elle ne répondit rien d’abord. Mais il vit distinctement une angoisse passer dans ces douces prunelles, un frémissement courir autour de ces lèvres à demi ouvertes. Les paupières de la jeune fille battirent, son sein palpita, puis, le regardant de nouveau, bien en face, elle fit un effort pour dominer son impression et, avec un sourire de courage : — « Moi aussi quelquefois, » dit-elle, « j’ai peur d’être si heureuse. Mais il ne faut pas. Quand on n’a rien sur la conscience, n’est-on pas avec Dieu ?… »

Francis Nayrac devait souvent se rappeler par la suite l’étrange impression d’anxiété qui l’avait fait tressaillir ce matin-là, — ce dernier matin de leur joie complète, — et qui avait trouvé un tel écho dans sa fiancée, alors que toutes choses autour d’eux paraissaient s’harmoniser entièrement, absolument avec leurs cœurs. Ils ne pouvaient en aucune manière soupçonner le danger qui menaçait cette paix bénie de leur amour à cette heure même. Eurent-ils donc là tous deux une de ces presciences dont notre scepticisme sourit, quoique