Page:Bourget - Mensonges, 1887.djvu/144

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si profondément l’auteur de la Tentation que de contempler la maison du fort et rare écrivain avait été une des émotions de sa jeunesse littéraire. Qu’il était loin maintenant de cette époque, et quel ravissement, si on lui avait prédit, alors, que cette même rue le verrait passer, allant rendre visite à une femme si pareille à ses plus intimes chimères ! … Irait-il dès aujourd’hui ? La question se posa de nouveau devant lui avec une précision d’autant plus nette que le temps avançait. Encore un tour de l’aiguille sur tout le cadran, et il serait cinq heures, et il pourrait la voir… Il pourrait ! … La réalité de ce possible s’imposa si vivement à sa pensée que toutes les objections de la timidité surgirent à la fois. « Non, se répéta-t-il, je n’irai pas ; elle serait étonnée de me voir si vite. Elle m’a dit de venir, parce qu’elle savait que les autres m’avaient invité. Elle ne voulait point paraître moins gracieuse… » Ce qui lui avait semblé, chez ces autres, une banalité, devenait une délicatesse quand il s’agissait de la femme qu’il se prenait à aimer, — sans le savoir, lui-même. En découvrant ainsi un motif de plus pour la distinguer parmi toutes celles qu’il avait rencontrées la veille, il se trouva plus faible contre son désir de se rapprocher d’elle. Presque instinctivement il héla un fiacre, et rentra rue Coëtlogon où il commença de s’habiller. Sa sœur était sortie,