Page:Bourget - Mensonges, 1887.djvu/235

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était perdu. Suzanne eut un battement de cœur à cette pensée. Que de femmes se sont trouvées, comme elle, dans cette situation singulière, d’avoir mis le mensonge le plus complexe au service de leur sincérité, si bien qu’elles doivent continuer leur personnage factice, pour que leurs véritables sentiments obtiennent satisfaction ! Quand les hommes, pour qui ces femmes-là ont eu la tendre hypocrisie de jouer ainsi un rôle, découvrent ce mensonge, ils entrent d’ordinaire dans des indignations et des mépris qui attestent assez combien la vanité fait le fond de presque tous les amours. « Allons, » se dit Suzanne, « me voici à trembler comme une pensionnaire ! … » Elle sourit à cette pensée qui lui fut une douceur, parce qu’elle lui prouva une fois de plus la vérité du sentiment qu’elle éprouvait, et elle sourit encore au moment où, descendue de son fiacre, elle traversa la cour carrée, de reconnaître à la grande horloge qu’elle arrivait bien exactement à l’heure : « Toujours la pensionnaire ! … » se répéta-t-elle. Puis elle eut un petit passage de peur, à l’idée que si René arrivait, lui, derrière elle, il la verrait obligée de demander à un gardien l’entrée du musée, elle qui s’était vantée d’y venir sans cesse. Elle n’y avait pas mis trois fois les pieds dans sa vie, ces pieds fins qui traversaient la vaste cour dans leurs bottines lacées,