Page:Bourget - Mensonges, 1887.djvu/296

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— « Ah ! j’ai eu trop peur. Votre lettre m’a tout fait craindre, et je suis venue. J’ai trop lutté. J’étais à bout de forces… Mon Dieu ! mon Dieu ! Qu’allez-vous penser de moi ? … »

Il la tenait dans ses bras, frémissante. Il releva cette tête adorable et commença de lui donner des baisers, sur les yeux d’abord, ces yeux dont le regard triste l’avait tant navré, lors de l’apparition de la voiture, — sur les joues ensuite, ces joues dont la ligne idéale l’avait tant charmé dès le premier soir, — sur la bouche enfin qui s’ouvrit à sa bouche, amoureusement. Que pensait-il d’elle ? … Mais est-ce que son âme pouvait former une idée, absorbée qu’elle était par cette union des lèvres qui est déjà une prise de possession de la femme, ardente, enivrante et complète ? À Suzanne aussi comme ce baiser sembla délicieux ! À travers les horribles complications de sa diplomatie féminine, un désir sincère avait grandi en elle, celui de rencontrer l’amour jeune et spontané, naturel et vibrant. Cet amour passait avec le souffle de René jusque dans les profondeurs de son être, et la faisait se pâmer à demi. Ah ! La jeunesse, l’abandon complet, absolu, sans pensée, sans parole ; tout oublier, sinon la minute actuelle ; tout effacer, sinon la sensation qui va fuir, mais qui est là, dont notre baiser palpe la douceur, dont il dessine le