Page:Bourget - Mensonges, 1887.djvu/96

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

amis les lui avaient décrites. Madame Moraines l’écoutait, en le regardant, de la manière dont ces grandes comédiennes de salon savent regarder l’homme connu qu’elles ont entrepris de séduire… Si on avait dit à René que cette idéale personne se souciait de Wagner et de la musique comme de sa première robe longue, vu qu’elle ne se plaisait vraiment qu’aux petits théâtres d’opérette, — il en serait demeuré aussi stupide que si le joyeux tumulte dont s’égayait en ce moment la table se fût changé en une clameur d’épouvante. Colette, qui avait bu sans doute deux doigts de champagne de plus qu’il n’aurait fallu, riait, à deux pas de lui, d’un rire un peu trop haut. Les appellations familières s’échangeaient entre les convives, et, dans ce bruit, il écoutait la voix de la jeune femme lui dire :

— « Que cela fait du bien de rencontrer un poète qui sente véritablement en poète ! … Je pensais que l’espèce en était perdue… Voulez-vous me croire ? » ajouta-t-elle avec un sourire qui, renversant les rôles, la métamorphosait, elle, la grande mondaine, en une personne intimidée devant une supériorité indiscutable ; « tout à l’heure, dans le salon, j’allais demander de faire votre connaissance. J’avais tant aimé le Sigisbée ! … Et puis : à quoi bon ? me suis-je dit… Et voyez, le hasard nous a mis l’un à côté de l’autre…