Page:Bourgogne - Mémoires du Sergent Bourgogne.djvu/270

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était fini. Je le priai de se charger de quelques petits objets pour remettre à ma famille, si, plus heureux que moi, il avait le bonheur de revoir la France. Ces objets étaient : une montre, une croix en or et en argent, un petit vase en porcelaine de Chine : ces deux derniers objets, je les possède encore. Je voulais aussi me défaire de tout l’argent que j’avais, à la réserve de quelques pièces d’or que je voulais cacher dans la peau de mouton qui m’enveloppait le pied, espérant que les Russes, en me prenant, n’iraient pas chercher dans les chiffons.

Grangier, qui m’avait écouté sans m’interrompre, me demanda si j’avais la fièvre ou si je rêvais : je lui répondis que tant qu’à la fièvre, effectivement je l’avais, mais que je n’étais pas dans le délire. Il se mit à me faire de la morale, en me rappelant mon courage dans des situations plus terribles que celles où nous nous trouvions : « Oui, lui dis-je, mais alors j’avais plus de force qu’à présent ! » Il m’assura que j’en avais dit autant au passage de la Bérézina, où j’étais pour le moins aussi malade et que, cependant, depuis, j’avais fait quatre-vingts lieues ; que, pour quinze qu’il restait pour arriver à Kowno, et que l’on ferait en deux jours, il n’y avait pas de doute qu’avec le secours de mes amis, je pourrais fort bien les faire ; que demain l’on ne faisait que quatre lieues : « Ainsi, me dit-il, tâche de te reposer, mais, avant tout, renferme les objets, je prendrai seulement ta bouilloire, que je porterai. — Et moi, dit un autre, cette seconde giberne (la giberne du docteur) qui doit te gêner ! »

Pendant ce temps, Rossi, qui était couché près de moi, me dit : « Mon cher ami, vous ne resterez pas seul, demain matin ; je partagerai votre sort, car je suis, pour le moins, aussi malade que vous ; la journée d’aujourd’hui m’a tellement épuisé, que je ne saurais aller plus loin. Cependant, me dit-il, si, lorsque l’arrière-garde passera, nous pouvons marcher avec elle, nous le ferons, car nous aurons quelques heures de repos de plus. Si nous ne nous sentons pas assez de force pour la suivre, nous nous éloignerons sur la droite. Le premier village, le premier château que nous trouverons, nous irons nous mettre à la disposition du baron ou seigneur : peut-être aura-t-on pitié de nous — je sais peindre