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LA RESTRICTION DU SENS.

anciens, à qui les faits de ce genre n’avaient pas échappé, voulaient y voir l’effet d’un choix, d’une préférence (κατ’ ἐξοχήν). Mais les choses, en réalité, sont plus simples. Il n’y a pas eu de choix, ou du moins le choix s’est fait tout seul. Quand les Grecs d’aujourd’hui appellent le cheval ἄλογον, cela ne veut pas dire, comme on l’a interprété, que le cheval est l’animal par excellence, encore moins « qu’il ne lui manque que la parole », mais que le cavalier, parlant de sa monture, s’est habitué à dire « la bête ».

Chaque métier, chaque état, chaque genre de vie contribue à ce resserrement des mots, qui est l’un des côtés les plus instructifs de la sémantique. À Rome, le foin s’appelait du terme le plus général : fenum, « le produit ». Pour le paysan grec les bestiaux s’appelaient τὰ κτήματα, « les biens ». En grec, un entrepreneur s’appelait πειρατής, du verbe πειράω, « essayer, entreprendre » : mais si nous consultons l’usage de la langue, nous voyons qu’il s’agit d’une seule espèce d’entreprise, le brigandage sur mer, la piraterie.


Ces sortes de restrictions du sens sont d’autant plus variées qu’une nation possède une civilisation plus avancée : chaque classe de population est tentée d’employer à son usage les termes généraux