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COMMENT S’EST FIXÉ LE SENS DES MOTS.

Et le même abus de langage, sous une forme un peu différente, se trouve dans cet autre vers :

Ἀρνῶν πρωτογόνων ῥέξειν κλειτὴν ἑκατόμβην[1].

Autant il est juste de recommander « les métaphores qui se suivent », autant il serait puéril, pour les mots qu’un long usage a éloignés de leur signification première, et pour lesquels il n’y a d’ailleurs jamais eu métaphore, mais élargissement du sens, d’en entraver l’emploi par le souvenir de leur point de départ. Le progrès pour le langage consiste à s’affranchir sans violence de ses origines. On ne parlerait pas si l’on voulait ramener tous les mots à l’exacte portée qu’ils avaient en commençant. Armare naves est une expression consacrée ; mais elle nous cache une sorte d’abus de langage, puisque armare signifiait « se couvrir les épaules »[2]. Il faut laisser au linguiste le soin de rechercher ces lointains points de départ. L’élargissement du sens est un phénomène normal, qui doit avoir sa place chez tous les peuples dont la vie est intense et dont la pensée est active.


  1. Le mot βοῦς, « bœuf », étant contenu dans βουκολέω et dans ἑκατόμβη.
  2. Armus, « épaule », a fait armare, d’où arma, lequel a commencé par désigner les armes défensives, par opposition à tela, les armes offensives. Armorum atque telorum portationes (Salluste).