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L’HÉRITAGE DE CHARLOTTE

dissait d’un air joyeux, quand il revenait la nuit, en ruminant le plan d’un chapitre pour un nouveau roman, ou en composant quelques périodes vigoureuses et éloquentes, dont il avait perdu la mémoire quand il essayait de coucher sur le papier le résultat de ses élucubrations de la soirée.

« Quand la fraîche brise souffle dans la plaine, que les lumières brillent dans le lointain et que les étoiles étincèlent au ciel, mes phrases coulent avec une limpidité que je ne retrouve plus quand je suis assis devant mon bureau, disait-il à sa femme. Je me crois un Swift et un Junius quand je suis en plein air, je me sens de force à aborder toutes les questions sociales qui se sont jamais posées sur cette terre, depuis les plus simples jusqu’aux plus ardues. À la maison, je ne suis plus que Valentin Haukehurst, ayant toujours présent à l’esprit le nombre de pages que je dois produire dans un temps donné, l’idée que mon fils et mon héritier perce ses dents, et fait plus d’embarras que je n’en ai jamais fait quand j’étais à son âge ; que le collecteur de la taxe des eaux m’attend et est impatient de poursuivre sa tournée ; et que j’ai la plus chère femme qui soit au monde, qui ouvre ma porte et vient d’heure en heure introduire sa jolie tête dans ma chambre pour voir comment je me porte, ou pour me demander si j’ai besoin de charbon, ou pour m’emprunter mon encrier pour écrire son linge sur le livre de la blanchisseuse.

— Prétendez-vous dire, monsieur, que je vous empêche de devenir un Junius ? s’écria Charlotte avec une petite moue charmante.

— Oui, chère. Je commence à comprendre pourquoi Swift tenait à distance respectueuse sa pauvre femme. Elle l’aurait rendu trop heureux, s’il lui avait permis de