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LA FEMME DU DOCTEUR.

dînait, soupait, prenait le thé, selon le cas, étendait ses longues jambes sur le vieux tapis, causait avec sa femme, et il était heureux. Si elle avait un livre ouvert à côté de son assiette et que, pendant qu’il lui parlait, ses regards se tournassent de temps en temps vers la page, elle lui avait dit souvent qu’elle pouvait lire et écouter simultanément, — ce qui était vraisemblable, il ne s’en formalisait pas. Qu’est-ce que le mari le plus exigeant pouvait demander de plus que de doux sourires et de gracieux regards ? George était gâté sous ce rapport. Isabel lui était très-reconnaissante, par la raison qu’il ne la grondait jamais pour sa nonchalance et sa passion pour les romans, et qu’il ne l’ennuyait, ni ne la réprimandait jamais, comme avait fait sa belle-mère. Elle l’aimait comme elle aurait aimé un frère aîné qui lui eût laissé faire ses volontés. Tant qu’il ne la taquinait pas avec son bon sens, elle était heureuse et presque satisfaite de sa destinée. Oui, elle était satisfaite de son existence, qui était invariablement la même chaque jour, et de la vieille ville maussade, immuable dans son repos. Elle en était satisfaite, comme un mangeur d’opium est satisfait du monde extérieur ; ce n’est que le cadre qui entoure toutes sortes d’images splendides et incessamment changeantes. Elle était satisfaite d’une existence qui lui donnait tout le loisir de rêver à un autre monde.

Ah ! combien elle y songeait à cette vie brillante et si différente ! cette vie qui contenait des passions, de la poésie, de la beauté, de l’enthousiasme et du désespoir ! Là, au milieu de ces prairies, de ces ruisseaux bavards, de ces haies en fleur, la vie n’était qu’un long rêve, et l’on pouvait aussi bien être une vache à l’œil noir, ruminant du matin au soir dans le