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LA FEMME DU DOCTEUR

cher du beurre dans Walworth Road : mais elle faisait volontiers ces choses une fois arrachée à ses livres chéris, car elle emportait son monde idéal avec elle, soignait Byron en délire à Missolonghi, ou veillait au lit de mort de Napoléon, pendant que le boutiquier jetait le beurre dans le plateau, et que le vulgaire la coudoyait devant le comptoir graisseux.

S’il s’était trouvé quelqu’un qui eût accaparé cette enfant abandonnée et qui eût entrepris son éducation, Dieu sait ce qu’on en aurait pu faire ; mais le doigt ami montrant le bon chemin dans la forêt intellectuelle lui manquait, et Isabel errait au gré de sa fantaisie, dressant un piédestal à une idole quelconque, puis la remplaçant par une autre ; vivant aussi isolée que si elle eût habité un aérostat suspendu éternellement dans les airs, et ne se mêlant jamais sérieusement aux joies et aux chagrins vulgaires des gens qui l’entouraient.

George et Sigismund parlèrent de Mlle Sleaford quand ils furent fatigués de repasser les souvenirs de leur existence d’écoliers dans le Midland.

— Tu ne m’avais pas dit que M. Sleaford avait une fille, — dit George.

— Vraiment ?

— Non. Sais-tu qu’elle est très-jolie ?

— Elle est splendide, — répondit Sigismund avec enthousiasme, — elle est ravissante. Je la prends pour le type de toutes mes héroïnes sombres, — les bonnes, bien entendu. As-tu remarqué les yeux d’Isabel ; ils ont une nuance orangée quand on les regarde au soleil. Balzac a écrit une nouvelle qui s’appelle la Fille aux yeux d’or. Avant d’avoir vu Isabel Sleaford j’ignorais ce que c’est que des yeux d’or.