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LA FEMME DU DOCTEUR

sition. Si elle rencontrait Roland sous le chêne de lord Thurston, si elle se promenait avec lui dans les prairies dont sa présence faisait un paradis, le monde, le monde ignorant et vulgaire, complètement incapable de la comprendre ou de comprendre son amour, dirait qu’elle était sa maîtresse. Sa maîtresse !… À quelles femmes avait-elle vu appliquer ce mot ? Que devenaient Béatrice Portinari, et Viola, et Leila, et Gulnare, et Zélica ? Elle vit surgir devant elle les visions de toutes ces créatures aimables et séduisantes, et, à côté d’elles, en lettres de feu, brillait le mot odieux qui changeait son culte de dévouement platonique, son idolâtrie puérile et sentimentale, en honte et en crime.

— Je le verrai demain et je lui dirai adieu, — pensait-elle. — Je lui dirai adieu pour toujours, bien que mon cœur doive en être brisé !… Ah ! combien je voudrais qu’il se brisât quand je dirai ce mot cruel !… Et jamais, jamais, jamais je ne le reverrai. Je sais maintenant ce qu’il entendait par honte et humiliation ; je puis comprendre maintenant tout ce qu’il me disait.

Ce soir-là, Mme Gilbert eut une de ses migraines, et le pauvre George fut obligé de dîner seul. Il monta une ou deux fois dans la soirée pour voir sa femme et la trouva tranquillement couchée dans sa chambre faiblement éclairée, le visage tourné contre le mur. Elle lui tendit la main comme il se penchait sur elle, et de ses doigts fiévreux pressa la main robuste de son mari.

— Je crains bien de m’être montrée parfois négligente envers vous, George, — dit-elle, — mais cela ne m’arrivera plus. Je n’irai plus faire ces longues promenades qui vous ont fait attendre votre dîner, et si vous voulez qu’on vous fasse de nouvelles chemises,