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LE SECRET

sait chaque jour davantage fût devenue un gouffre infranchissable pour les colombes portant la branche d’olivier. Il ne pouvait y avoir réconciliation là où la guerre ouverte n’existait pas. Il fallait une bataille, une mêlée bruyante avec drapeaux au vent et canons tonnants pour qu’on pût en venir au traité de paix et aux poignées de main. L’union entre la France et l’Angleterre doit peut-être toute sa force au souvenir des victoires et des défaites réciproques d’autrefois. Les deux nations se sont détestées cordialement et ont vidé leur querelle ; elles peuvent maintenant s’embrasser et se jurer une amitié éternelle. Espérons que lorsque les Yankees du Nord auront décimé et auront été décimés, Jonathan ouvrira ses bras à ses frères du Sud, pardonnera et sera pardonné.

Alicia Audley et la jolie femme de son père avaient toute la place nécessaire pour se bouder à leur aise dans l’immense et antique maison. Milady avait ses appartements, comme vous savez, appartements somptueux, où elle avait réuni tout ce qui pouvait satisfaire ses goûts. Alicia avait les siens aussi dans une autre partie du bâtiment. Elle avait sa jument favorite, son chien de Terre-Neuve, tout son attirail de dessin, et elle faisait son possible pour être heureuse. Elle ne l’était pourtant guère. La noble jeune fille étouffait un peu dans l’atmosphère de gêne et de contrainte du château. Son père était changé, — ce cher père qu’elle avait gouverné autrefois en despote, en enfant gâté, s’était soumis à un autre pouvoir, à une dynastie nouvelle. Petit à petit la puissance de milady avait fait son chemin dans la maison, et Alicia avait vu son père entraîné pas à pas vers le gouffre qui séparait lady Audley de sa belle-fille jusqu’à ce qu’enfin ce gouffre lui-même fût franchi, et que sir Michaël n’eût plus pour sa fille restée seule sur l’autre rive qu’un regard plein de froideur.