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LES OISEAUX DE PROIE

la perspective lointaine de trois mille livres ! Oh ! génie, génie ! est-ce donc là ta récompense sur cette terre ?

« Quel doux regard ma Charlotte a dirigé vers moi, hier, lorsque je lui ai annoncé mon départ ! Si j’avais osé, je serais tombé à ses pieds, sous les ormes, malgré les enfants et leurs bonnes ! Je me serais écrié : Je suis un bohème, un rien-qui-vaille ; mais je vous aime, mais je vous adore ! Ayez pitié de mon amour, et oubliez mon indignité !… Si j’avais osé, je l’aurais enlevée de sa somptueuse demeure, malgré son terrible beau-père. Mais comment enlever la femme que l’on adore, quand on n’a pas de quoi payer la première étape du voyage ?

« Avec trois mille livres dans ma poche, je pourrais tout tenter. Trois mille livres ! Une année de splendeur et de bonheur… et puis… et puis, le chaos.

« J’ai vu le plus vieil habitant. Ay de mi ! Sheldon n’a pas exagéré, lorsqu’il m’a prévenu de l’intolérable prolixité de cet homme. Je pensais à l’hôte infortuné des noces, dans la ballade de Coleridge, pendant que j’écoutais cet ancien marin moderne. J’avais besoin de me rappeler de temps à autre toutes les merveilles que l’on peut obtenir avec trois mille livres pour l’écouter avec patience, sinon avec sérénité. Et maintenant que cette journée de travail est terminée, j’en suis à me dire que j’aurais aussi bien fait de ne pas l’entreprendre. Comment pourrai-je me dépêtrer à travers les bavardages que j’ai dû entendre aujourd’hui ? Pendant trois mortelles heures, j’ai écouté mon ancien marin, et qu’ai-je récolté ? Si habile que tu puisses te croire, mon ami Haukehurst, tu n’es pas l’homme qu’il fallait pour une affaire de ce genre. Tu n’as pas l’esprit juridique, et je commence à craindre que, dans cette voie nouvelle, tu n’aboutisses qu’à un échec.