Page:Brochard - Études de philosophie ancienne et de philosophie moderne.djvu/140

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
106
PHILOSOPHIE ANCIENNE

contraire à un autre contraire, quelque chose doit être où ces contraires se succèdent. Ce quelque chose, — appelons-le du nom de « matière » qu’il recevra seulement d’Aristote, — ne saurait, par lui-même, avoir aucune qualité. Toute détermination, si insignifiante fût-elle, compromettrait son indifférence, indispensable à l’admission éventuelle de toutes les déterminations. Pour produire un parfum, on se procure tout d’abord une eau d’une pureté parfaite, dépourvue de toute odeur, apte, par suite, à recevoir le parfum que l’on y veut mêler. Voilà pourquoi la matière doit être telle qu’on n’en puisse rien énoncer.

S’il n’est pas difficile de résumer la doctrine de Platon sur la matière, dans le seul dialogue où il semble en avoir traité, l’embarras commence dès qu’il s’agit d’expliquer comment, dans une philosophie où tout se ramène aux Idées et s’explique par elles, il peut y avoir place pour une réalité qui leur semble irréductible et hétérogène, puisqu’il nous est dit de la matière qu’elle résiste aux Idées.

On devine que ce fut là, pour la critique allemande, une occasion de s’exercer et de s’essayer aux solutions les plus diverses. Ces solutions, résumées par Ed. Zeller, ne gagneraient point à l’être de nouveau. Mais Zeller ne s’est pas contenté de résumer des opinions. Il a aussi donné la sienne, et qui est digne d’examen.

La voici en substance. La matière, selon Platon, ne saurait, d’après Zeller, être différente de l’espace. En effet, des mots tels que χώρα, τόπος, ἕδρα ne peuvent, semble-t-il, s’appliquer à un autre objet. En outre, n’est-ce point dans l’espace que les contraires se succèdent, et, cela, sans le moindre risque de résistance, l’espace étant, par lui-même, indifférent à toute transformation qualitative ? De plus la matière, chez Platon, est appelée « la Nécessité ». Or l’espace obéit aux lois de la nécessité. Réceptacle de toute existence, il apparaît ou peut apparaître comme l’endroit où tous les contraires sont engendrés et nourris. L’analogie ne manque pas de surprendre entre cette conception de la matière née dans l’esprit géométrique de Platon et celle qu’un autre géomètre, Descartes, imposera plus tard à la philosophie moderne en définissant la matière par l’étendue.