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PHILOSOPHIE ANCIENNE

trêve ni terme. Ainsi entendue, la matière est si peu l’espace qu’elle n’est pas loin d’en être l’opposé. Jamais dans la philosophie moderne, il ne s’est trouvé personne pour donner à l’espace le nom de « cause ». Or, on l’a déjà vu, Platon appelle la matière une cause errante, πλανωμένη αἰτία. Quant à voir dans Platon un précurseur de Descartes, ce n’est pas possible. En effet, chez Platon, tout ce qui est relatif à la géométrie n’appartient pas à la matière. Et dans le Timée, il nous est dit formellement que si les déterminations numériques et géométriques s’introduisent dans la matière, c’est par l’action de l’intelligence. Ainsi, tandis que le mécanisme moderne attribue à la matière des propriétés géométriques, chez Platon, la géométrie tout entière est du côté de l’intelligence. La matière de Platon ne saurait dès lors être aisément confondue avec l’espace.

Qu’est-ce donc que cette matière ?

Si elle ne peut être envisagée d’un point de vue quantitatif, il reste qu’on doive simplement voir en elle la négation de toute qualité déterminée. Or cette interprétation s’appuie sur des textes nombreux et décisifs. Nous lisons, en effet, dans le Philèbe qu’il est quatre genres suprêmes, le πέρας, l’ἄπειρον, le μιϰτόν, l’αἰτία. Rapprochons ces genres de ceux du Timée. La cause se trouvera correspondre au Démiurge, le πέρας aux Idées, le μιϰτόν à la γένεσις. Reste l’ἄπειρον qui ne peut être que la matière. En effet cet ἄπειρον, d’après le Philèbe, ne résulte-t-il pas du μεῖζον et de l’ἧττον ? du σφόδρα et de l’ἠρέμα ? À ces termes ne voyons-nous pas correspondre le μέγα et le μιϰρόν du Phédon, la δύας ἀόριστος τοῦ μεγάλου ϰαὶ μιϰροῦ dont il est question dans la Métaphysique ? La matière est donc quelque chose qui résulte de la juxtaposition de deux contraires. Et ces contraires se tiraillant incessamment l’un l’autre, si l’on ose ainsi dire, ne lui permettent point le repos.

De cette lutte de deux contraires naît le changement. La matière va donc pouvoir se définir : « ce qui est indéterminé » ou « ce qui change ». Mais ce qui change n’est-il pas toujours inaccessible à la définition, étant toujours autre que lui-même ? Et voici que l’indéterminé du Philèbe se rapproche d’une essence dont il a été longuement parlé