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PHILOSOPHIE ANCIENNE

cependant, que si la vertu pouvait s’enseigner, ces grands hommes n’eussent rien négligé pour rendre leurs fils semblables à eux-mêmes ?

Chose singulière et particularité fort embarrassante, c’est dans la bouche même de Socrate que Platon place ces paroles qui vont directement contre la thèse socratique. Le Protagoras est d’ailleurs un dialogue dont l’interprétation présente beaucoup de difficultés et où il est malaisé de reconnaître la pensée propre du philosophe. Il signale lui-même à la fin du dialogue les contradictions que présente la longue discussion qui vient d’avoir lieu entre Socrate et Protagoras. Chacun des deux interlocuteurs a soutenu des opinions contraires à sa propre thèse. « Vous êtes de plaisants disputeurs, Socrate et Protagoras ! Toi, Socrate, après avoir soutenu que la vertu ne peut être enseignée, tu te hâtes présentement de te contredire, en tâchant de faire voir que toute vertu est science, la justice, la tempérance, le courage ; ce qui va justement à conclure que la vertu peut être enseignée. Car si la science est différente de la vertu, comme Protagoras tâche de le prouver, il est évident que la vertu ne peut être enseignée ; au lieu que si elle passe pour science, comme tu veux qu’on en convienne, on ne comprendra jamais qu’elle ne puisse pas être enseignée. Protagoras, de son côté, après avoir soutenu qu’on peut l’enseigner, se jette aussi dans la contradiction, en tâchant de persuader qu’elle est tout autre chose que la science, ce qui revient à dire formellement qu’on ne peut l’enseigner » (Prot., 361, A).

Pour expliquer cette incertitude et l’embarras dont Platon fait lui-même l’aveu dans la suite du passage qui vient d’être cité, on peut admettre, comme l’a déjà fait M. Fouillée, que le Protagoras étant un dialogue de la première période, Platon n’avait pas encore fixé ses idées, ni pris parti sur ces grands problèmes. Il apercevait seulement la difficulté que présentait la thèse socratique et la nécessité de la modifier. Sans aucun souci de l’exactitude historique, il ne s’est pas fait scrupule d’attribuer à son maître les objections qui lui venaient à l’esprit. Une particularité du Protagoras confirme cette interprétation. Nous voyons, en effet, Socrate, dans sa discussion avec Protagoras, soutenir que l’agréable et le bon