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LA MORALE DE PLATON

au contraire dans toute leur force et dans tout leur éclat, mieux peut-être qu’ils ne le faisaient eux-mêmes malgré toute leur habileté et leur éloquence. Les adversaires que Platon avait devant lui étaient de plusieurs sortes : c’étaient d’abord l’opinion commune, le jugement populaire. De tout temps les propositions qu’on vient de formuler ont passé pour des paradoxes. On a beau dire que la vérité morale est inscrite dans tous les cœurs et qu’il suffit de descendre dans sa conscience pour la connaître : il n’en est pas moins certain qu’à toutes les époques la grande majorité des hommes a eu un idéal tout différent de celui de Platon. Le bonheur pour elle n’est pas la vertu, surtout dans les conditions qu’on vient de dire, c’est bien plutôt le pouvoir de satisfaire tous ses désirs, d’imposer aux autres toutes ses volontés, de se procurer le plus grand nombre de plaisirs. Pour parler le langage des contemporains de Platon, la plus grande félicité qu’on puisse atteindre est celle du tyran qui a imposé son autorité et peut commettre tous les crimes sans être retenu par aucune loi divine ou humaine.

Cette manière de voir inspirée à la foule par l’instinct était confirmée et justifiée par les raisonnements savants des sophistes. Ils montraient dans des argumentations captieuses et plausibles, non seulement que la justice n’est pas d’origine divine, mais qu’elle n’est même pas conforme à la nature, qu’elle est au contraire d’institution humaine et par conséquent n’a droit à aucun respect. Ce que la nature veut, c’est que l’homme le plus fort, le plus intelligent ou le plus audacieux impose sa volonté aux faibles. À cette justice naturelle qui n’est autre chose que la force, s’oppose la justice inventée par les hommes et qui résulte d’une entente ou d’un pacte conclu entre les plus faibles qui se sont mis d’accord pour résister aux entreprises des plus forts. Employer la force, la violence ou la ruse, c’est donc revenir à l’état de nature : voilà la vraie justice. Tout est permis pourvu qu’on réussisse, et l’homme de bien n’aura d’autre but que d’accroître indéfiniment ses désirs et ses passions parce qu’il aura le moyen de les satisfaire. Telle est la thèse que plaident, avec une éloquence singulière, une violence un peu brutale et une absence complète de scrupules, Calliclès dans