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PHILOSOPHIE ANCIENNE.

et si âpres où se complaisait l’austérité paradoxale du Gorgias et de la République. Il faut examiner de près ces différences, d’autant plus que l’authenticité du Philèbe a été contestée. On a cru voir une opposition profonde entre ce dialogue et les autres parties de l’œuvre de Platon. Sans aller aussi loin, on a supposé que, dans la dernière partie de sa vie, la pensée du philosophe s’était gravement modifiée. On a pu croire aussi à une évolution profonde de la doctrine du philosophe ; il aurait en vieillissant transformé et humanisé ses idées, et il y aurait une seconde manière, une seconde morale, une seconde philosophie de Platon. À y regarder de près, cependant, on se convainc que les différences, si importantes qu’elles soient, n’empêchent pas que le même sujet soit traité dans le même esprit et d’après la même méthode dans le Philèbe que dans les précédents dialogues. En effet, marquer l’opposition de la vertu et du plaisir et prouver la supériorité de l’une sur l’autre, c’est déjà traiter la question du souverain bien. En montrant que la vertu vaut mieux que le plaisir, on suppose évidemment que le bien est déjà connu, on se réfère implicitement à une notion suggérée sans doute par l’expérience et acceptée par le sens commun. Dans le Philèbe, au contraire, c’est cette notion même qu’il s’agit de dégager et de définir, et cela, pour mieux justifier la thèse de la supériorité de la vertu. Réciproquement, définir le souverain bien, c’est affirmer la supériorité de la vertu sur le plaisir, et toute une partie du dialogue est consacrée à cette tâche ; mais le philosophe ne s’en tient pas là. Le dialogue n’est plus uniquement critique ou polémique. Tout en distinguant aussi résolument que jamais les deux principes opposés, il s’efforce de dépasser cette opposition, de s’élever à une vue plus haute et plus compréhensive qui réconcilie dans une affirmation commune les deux adversaires. Ainsi, des deux premiers dialogues au dernier, il y a progrès, il n’y a pas opposition. La pensée du philosophe s’est développée sans cesser d’être fidèle à elle-même.

Il est vrai que, dans le Philèbe, ce n’est plus la justice ou la vertu en général, mais l’intelligence ou la science, qui est distinguée du plaisir. Mais, si les analyses qui précèdent sont exactes, cette substitution paraîtra toute naturelle. On a vu