Page:Brochard - Études de philosophie ancienne et de philosophie moderne.djvu/524

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peu près dans le même sens. S’il est une idée qui passe, en ce qu’elle a d’essentiel, pour être commune à tous les esprits, c’est bien l’idée de l’Être suprême. Cependant, dès que l’on compare l’idée que se sont faite de la divinité les philosophes de la Grèce à celle des modernes, il est aisé d’apercevoir entre l’une et l’autre des différences si profondes qu’une véritable opposition en résulte. En effet, deux caractères, pour n’en point citer d’autres, font absolument défaut dans la théologie grecque : et ce sont précisément ces caractères qui, chez les modernes, sont jugés inséparables de l’essence divine : l’infinité, la toute-puissance. Jamais, dans la philosophie grecque — la chose est hors de doute, — et pas plus chez les Stoïciens que chez Platon, l’infini n’a été considéré autrement que comme une imperfection, un non-être. La religion grecque plaçait au-dessus de Zeus un Fatum qui réglait toutes ses actions et limitait sa puissance. Les philosophes grecs, de même, ont toujours subordonné la divinité à un principe intelligible (Platon) ou l’ont identifiée, soit à l’intelligible (Aristote), soit à la loi de l’univers (Stoïciens). Il faut arriver jusqu’à Plotin, c’est-à-dire à l’époque où se fait sentir l’influence orientale, pour que l’infini devienne un attribut positif et que l’Être suprême soit conçu, non plus comme une intelligence rigoureusement déterminée, mais comme une activité dont rien ne limite ni ne conditionne la puissance. Tandis que, pour la pensée grecque, la divinité se rapproche de la pure intelligence, la pensée moderne la conçoit surtout comme une volonté pure. On le voit bien chez Descartes et Spinoza. Dès lors, il est impossible de soutenir que le développement de l’idée moderne de Dieu se soit fait par évolution : c’est plutôt, ici, « révolution » qu’il faut dire. Entre les deux conceptions, il n’y a point, tant s’en faut, identité foncière, mais opposition véritable. Il est permis de penser — et c’est d’ailleurs l’opinion généralement admise — que cette révolution marque un grand progrès. Sans doute, il ne viendrait à l’esprit de personne d’essayer un retour à la conception des Grecs.

Autre exemple. Il peut, à première vue, paraître que le mot de matière et ses équivalents soient pris à peu près dans le même sens par tous les philosophes. Si l’on y regarde de près,