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DE M. FRANCISQUE BOUILLIER

arrivés, par un chemin tout différent, à une conclusion analogue. Les passions ne sont que des maladies de l’âme, des idées confuses produites par le jeu de l’imagination. Dès lors, il suffit d’éclairer la raison pour qu’elles disparaissent comme les ténèbres devant le soleil. Le progrès de la raison étant indéfini, on peut prévoir avec certitude le jour où, toutes les passions ayant disparu ou s’étant transformées, personne n’aura plus intérêt à nuire aux autres ; il n’y aura plus de crimes, le méchant n’aura plus l’intention ni même l’idée de faire le mal et la plus parfaite entente régnera parmi les hommes.

On pourrait faire bien des réserves sur les thèses psychologiques qui sont à la base de cette belle déduction, mais, sans entrer dans une telle discussion, il est aisé de voir que nous sommes encore loin du jour où la paix sociale n’aura plus rien à redouter de l’ambition ni de l’orgueil, de la haine ni de l’amour.

Tout autre est la conception à laquelle Buckle a attaché son nom dans sa célèbre Histoire de la civilisation en Angleterre. Ce n’est plus la passion, c’est la vertu elle-même qu’il s’agit de supprimer. On connaît l’étrange et violent réquisitoire que Buckle a dirigé contre la moralité. Elle est immobile et stérile ; bien plus, elle est la cause de tout le mal qui s’est fait dans le monde. C’est son nom qu’ont invoqué tous les fanatismes pour justifier les persécutions religieuses et les guerres. Il n’y aura de paix dans le monde que quand on aura cessé de parler de droit et de justice. Cependant, malgré toute son éloquence, le philosophe anglais n’a pas réussi à imposer son étonnant paradoxe à l’esprit de ses contemporains. Il n’a pas persuadé à son siècle que l’honnêteté soit un mal, que l’humanité sera d’autant plus heureuse et parfaite que les hommes seront plus pervers, que l’égoïsme et la férocité, plus que la philanthropie et la charité, soient les meilleurs agents de la félicité humaine.

M. Herbert Spencer, lui aussi, supprime l’élément moral au profit de l’élément intellectuel. Il ne doute pas qu’une sorte d’âge d’or soit réservé à l’humanité. Toutes les vertus que l’on considérait jadis comme essentielles, la tempérance, le courage, la possession de soi, l’effort sur soi-même n’étaient que des moyens provisoires auxquels devaient recourir des sociétés primitives. Dans la société parfaite, dans le mécanisme compliqué que notre âge pressent et que l’avenir réalisera, la vertu devient inutile. Elle est remplacée par une sorte de pression extérieure. La seule loi de l’offre et de la demande, devenue la vraie forme de la justice, réglera automatiquement les rapports