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SOUVENIRS D’UNE MORTE VIVANTE

Il était tard, il y avait de la boue plein les rues, il pleuvait assez fort. Nous vîmes apparaître sur plusieurs points dans une obscurité profonde, des torches allumées qui précédaient des civières, sur lesquelles on transportait les blessés et les mourants.

Les docteurs en tabliers blancs, les demi-manches maculées de sang, traversaient les rues pour se rendre à une ambulance improvisée, près de notre maison. Ma mère aida de son mieux à l’installation des victimes. Nous vîmes dans un chariot attelé d’un cheval blanc, que menait par la bride un ouvrier, le bras nu, cinq cadavres rangés avec une horrible symétrie. Debout sur un brancard, un enfant du peuple, 12 ans à peine, au teint blême, l’œil ardent et fixe, le bras tendu, presque immobile, semblait représenter le génie de la vengeance, éclairé des reflets rougeâtres de sa torche ; penché en arrière, le corps d’une jeune femme dont le cou et la poitrine sont maculés d’une longue trainée de sang. De temps en temps un ouvrier placé à l’arrière du chariot, l’enlace de son bras nerveux et s’écrie, en promenant sur la foule des regards farouches : « Vengeance ! Vengeance ! On égorge le peuple ! » Aux armes ! répond la foule.

Le peuple est fou de joie du départ de Guizot. On met des lampions aux fenêtres, on oblige la population d’illuminer, ne fût-ce qu’avec des chandelles, nous aussi, nous mettons des veilleuses dans un verre avec de l’huile ; comme il pleuvait, il était difficile qu’elles restassent allumées ; comme toujours en pareil moment, il y a des fous qui s’excitent, lancent des pierres dans