Page:Brontë - Jane Eyre, I.djvu/136

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moi, je suis tellement habituée à ses manières, que je n’y pense jamais : et puis, si son caractère est singulier, il faut se montrer indulgent.

— Pourquoi ?

— D’abord, parce que c’est sa nature, et que personne ne peut changer sa nature ; ensuite, parce qu’il est sans doute accablé de douloureuses pensées, et que c’est là ce qui lui donne un caractère inégal.

— Quelles pensées donc ?

— Des luttes de famille.

— Il n’a pas de famille.

— Mais il en a eu ; il a perdu son frère aîné, il y a quelques années.

— Son frère aîné ?

— Oui, il n’y a que neuf ans à peu près que M. Rochester possède cette propriété.

— Neuf ans, c’est déjà passable ; aimait-il donc son frère au point d’être resté inconsolable tout ce temps ?

— Oh non ! je crois qu’il y a eu des disputes entre eux. M. Rowland Rochester n’était pas très juste à l’égard de M. Édouard, et même il a excité son père contre lui. Le vieillard ne pouvait pas séparer en deux les biens de la famille, et il désirait pourtant que M. Édouard fût riche aussi, pour l’honneur du nom ; il en résulta des démarches très fâcheuses. Le vieux M. Rochester et M. Rowland s’entendirent, et, afin d’enrichir M. Édouard, ils l’entraînèrent dans une position douloureuse. Je ne sais pas au juste ce qu’ils firent ; mais toujours est-il que M. Édouard ne put pas supporter tout ce qu’il eut à souffrir. Il n’est pas indulgent ; aussi rompit-il avec sa famille, et depuis longtemps il mène une vie errante. Je ne crois pas qu’il soit resté quinze jours de suite ici depuis que la mort de son frère l’a laissé maître du château. Du reste, je ne m’étonne pas qu’il évite ce lieu.

— Et pourquoi ?

— Il le trouve triste peut-être. »

La réponse était vague. J’aurais désiré quelque chose de plus clair ; mais Mme Fairfax ne pouvait ou ne voulait pas donner des détails plus circonstanciés sur l’origine et la nature des épreuves de M. Rochester. Elle avouait que c’était un mystère pour elle et qu’elle ne pouvait que faire des conjectures ; il était évident qu’elle ne désirait plus parler de cela : je le compris et j’agis en conséquence.