Page:Brontë - Jane Eyre, I.djvu/18

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quoiqu’il tordît le cou des pigeons, tuât les jeunes paons, dépouillât de leurs fruits les vignes des serres chaudes et brisât les boutons des plantes rares. Il reprochait quelquefois à sa mère d’avoir le teint noir comme il l’avait lui-même, déchirait ou tachait ses vêtements de soie, et pourtant elle le nommait son cher Benjamin. Quant à moi, je n’osais pas commettre une seule faute, je m’efforçais d’accomplir mes devoirs, et du matin au soir on me déclarait méchante et intraitable.

Cependant je continuais à souffrir, et ma tête saignait encore du coup que j’avais reçu. Personne n’avait fait un reproche à John pour m’avoir frappée ; et, parce que je m’étais retournée contre lui, afin d’éviter quelque autre violence, tous m’avaient blâmée.

« Injustice ! injustice ! » criait ma raison excitée par le douloureux aiguillon d’une énergie précoce, mais passagère. Ce qu’il y avait en moi de résolution, exalté par tout ce qui se passait, me faisait rêver aux plus étranges moyens pour échapper à une aussi insupportable oppression ; je songeais à fuir, par exemple, ou, si je ne pouvais m’échapper, à refuser toute espèce d’aliments et à me laisser mourir de faim.

Quel abattement dans mon âme pendant cette terrible après-midi, quel désordre dans mon esprit, quelle exaltation dans mon cœur, quelle obscurité, quelle ignorance dans cette lutte mentale ! Je ne pouvais répondre à cette incessante question de mon être intérieur : Pourquoi étais-je destinée à souffrir ainsi ? Maintenant, après bien des années écoulées, toutes ces raisons m’apparaissent clairement.

Au château de Gateshead, j’étais une cause de discorde ; là, je ne ressemblais à personne : rien en moi ne pouvait s’harmoniser avec Mme Reed, ses enfants ou ceux de ses inférieurs qu’elle préférait. S’ils ne m’aimaient pas, il est vrai de dire que je ne les aimais guère davantage. Ils n’étaient pas forcés de montrer de l’affection à un être qui ne pouvait sympathiser avec aucun d’entre eux, à un être extraordinaire qui différait d’eux par le tempérament, les capacités et les inclinations, à un être inutile, incapable de servir leurs intérêts ou d’ajouter à leurs plaisirs, à un être nuisible cherchant à entretenir en lui des germes d’indignation contre leurs traitements, de mépris pour leurs opinions. Je sens que si j’avais été une enfant brillante, sans soin, exigeante, belle, folâtre, Mme Reed m’eût supportée plus volontiers, bien que je me fusse également trouvée sous sa dépendance et privée d’amis. Ses enfants m’eussent témoigné un peu plus de cette cordialité qui existe ordinairement entre