Page:Brontë - Jane Eyre, II.djvu/160

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Depuis que j’étais persuadée que Rosamonde avait une préférence pour lui et que M. Oliver ne s’opposerait pas au mariage, comme j’étais moins exaltée dans mes opinions que Saint-John, j’avais résolu de faire tous mes efforts pour que cette union s’accomplît. Il me semblait que si M. Rivers devenait possesseur de la belle fortune de M. Oliver, il ferait autant de bien qu’en allant flétrir son génie et perdre sa force sous le soleil des tropiques. Dans la persuasion où j’étais, je répondis :

« Autant que je puis en juger, je trouve qu’il serait plus sage à vous de prendre l’original que le portrait. »

Pendant ce temps, il s’était assis ; il avait posé le portrait devant lui sur la table, et, le front appuyé dans ses deux mains, le regardait tendrement. Je vis qu’il n’était ni fâché ni choqué de mon audace ; je vis même qu’en lui parlant ainsi franchement d’un sujet qu’il regardait comme inabordable, en s’adressant librement à lui, on lui faisait éprouver un plaisir nouveau, un soulagement inattendu. Les gens réservés ont souvent plus besoin que les gens expansifs d’entendre parler ouvertement de leurs sentiments et de leurs douleurs. Le plus stoïque est homme, après tout ; et se précipiter avec hardiesse et bonne volonté dans son âme solitaire, c’est souvent lui rendre le plus grand des services.

« Elle vous aime, j’en suis sûre, dis-je en me plaçant derrière sa chaise ; et son père vous respecte. Puis c’est une charmante enfant ; un peu irréfléchie, il est vrai, mais vous avez assez de raison pour tous deux. Vous devriez l’épouser.

— M’aime-t-elle ? demanda-t-il.

— Certainement, plus qu’aucun autre ; elle parle toujours de vous ; nul sujet ne la réjouit tant, et c’est à cela qu’elle revient le plus souvent.

— J’aime à vous entendre, dit-il ; parlez encore un quart d’heure. »

Il retira sa montre et la posa sur la table pour mesurer le temps.

« Mais pourquoi continuer, demandai-je, si pendant ce temps vous préparez quelque raisonnement puissant pour me contredire, ou si vous forgez un lien nouveau pour enchaîner votre cœur ?

— Ne vous imaginez pas cela ; croyez plutôt que je cède et que mon cœur s’amollit. L’amour humain s’élève en moi comme une fraîche fontaine qu’on vient d’ouvrir, et inonde de ses flots si doux le champ que j’avais préparé avec tant de soins et tant de labeurs, que j’avais assidûment ensemencé de bonnes intentions et de renoncement à moi-même ; et maintenant il est