Page:Brontë - Jane Eyre, II.djvu/34

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Irlande ; je n’aime pas beaucoup ce pays. Nous avons été amis, Jane, n’est-ce pas ?

— Oui, monsieur.

— Eh bien, lorsque des amis sont à la veille de se séparer, ils aiment à passer l’un près de l’autre le peu de temps qui leur reste ; venez, nous allons parler de ce voyage et de cette séparation, pendant que les étoiles commencent leur course brillante dans le ciel. Tenez, voici un marronnier d’Inde entouré d’un banc ; nous allons nous y asseoir tranquillement, bien que nous ne soyons plus destinés à nous placer ainsi l’un à côté de l’autre »

Il me fit asseoir, et il s’approcha de moi.

« Il y a bien loin d’ici en Irlande, Jane, et je suis fâché de voir ma petite amie entreprendre un voyage si fatigant ; mais si je ne puis rien trouver de mieux, que faire ?… Jane, m’êtes-vous attachée ? »

Je ne pus pas hasarder une réponse, mon cœur était trop plein.

« C’est que, dit-il, j’éprouve quelquefois pour vous un étrange sentiment, surtout lorsque vous êtes près de moi, comme maintenant : il me semble que j’ai dans le cœur une corde invisible, fortement attachée à une corde toute semblable et placée dans votre cœur ; si un bras de mer et soixante lieues de terre doivent nous séparer, j’ai peur que cette corde sympathique ne se brise et que la blessure ne saigne intérieurement. Quant à vous, vous m’oublieriez.

— Jamais, monsieur ! vous savez… »

Il me fut impossible de continuer.

« Jane, entendez-vous le rossignol chanter dans les bois ? écoutez ! »

En écoutant, je sanglotais convulsivement, car je ne pouvais plus réprimer mes sentiments ; je fus obligée de céder, et j’éprouvai dans tout mon être une souffrance aiguë. Quand je parlai, ce ne fut que pour exprimer un désir impétueux de n’être jamais née ou de n’être jamais venue à Thornfield.

« Est-ce parce que vous êtes fâchée de le quitter ? » me demanda M. Rochester.

La souffrance et l’amour avaient excité chez moi une violente émotion, qui s’efforçait de devenir maîtresse absolue, de dominer, de régner et de parler.

« Oui, je suis triste de quitter Thornfield, m’écriai-je ; j’aime Thornfield ; je l’aime, parce que, pendant quelque temps, j’y ai vécu d’une vie délicieuse ; je n’ai pas été foulée aux pieds et humiliée ; je n’ai pas été ensevelie avec des esprits inférieurs ;