Page:Bronte - Shirley et Agnes Grey.djvu/83

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— Aussi loin qu’ils vous concernent, je les comprends. Je sais qu’il vaudrait mieux pour vous être aimé que d’être haï de vos ouvriers, et je suis sûre que la bienveillance est plus propre que l’orgueil à vous gagner leur affection. Si vous étiez fier et froid pour moi et pour Hortense, est-ce que nous vous aimerions ? Quand vous êtes froid envers moi, ce qui vous arrive quelquefois, est-ce que j’ose être affectueuse ?

— Eh bien ! Lina, j’ai eu ma leçon de langage et de morale, avec une touche de politique. C’est votre tour. Hortense m’a dit que vous aviez été fort touchée d’une petite pièce de poésie que vous avez apprise l’autre jour, une pièce de ce pauvre André Chénier, la Jeune Captive ; vous la rappelez-vous encore ?

— Je le pense.

— Répétez-la, alors. Prenez votre temps, et faites attention à votre accent. Surtout pas d’iou anglais. »

Caroline, commençant d’une voix faible et tremblante, mais prenant courage à mesure qu’elle avançait, répéta les doux vers de Chénier ; elle récita très-bien les dernières stances :

Mon beau voyage encore est si loin de sa fin !
Je pars, et des ormeaux qui bordent le chemin
J’ai passé les premiers à peine.
Au banquet de la vie, à peine commencé,
Un instant seulement mes lèvres ont pressé
La coupe en mes mains encor pleine.

Je ne suis qu’au printemps, je veux voir la moisson ;
Et, comme le soleil, de saison en saison,
Je veux achever mon année.
Brillante sur ma tige, et l’honneur du jardin,
Je n’ai vu luire encor que les feux du matin,
Je veux achever ma journée !

Moore écouta d’abord les yeux baissés, mais bientôt il les releva furtivement : renversé dans sa chaise, il pouvait voir Caroline sans qu’elle s’aperçût que ses regards étaient fixés sur elle. Les joues de la jeune fille avaient une couleur, ses yeux un éclat, son visage une expression, ce soir-là, qui eussent embelli les traits les plus vulgaires. Mais la vulgarité n’était pas le défaut de ce visage. Le rayon de soleil ne tombait pas sur une terre rude et aride, mais sur la tendre fleur. Chaque linéament de ce visage était tourné avec grâce. L’ensemble en était charmant. En ce moment, animée, émue, touchée, on l’eût trouvée belle. Une