Page:Bronte - Shirley et Agnes Grey.djvu/90

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— Tout homme est fou une ou deux fois en sa vie.

— Ainsi vous fûtes fatigué de ma tante, et ma tante de vous, et vous fûtes misérables ensemble ? »

M. Helstone avança sa lèvre cynique, plissa son front bruni et prononça un grognement inarticulé.

« Ne vous convenait-elle point ? Avait-elle un mauvais caractère ? N’avez-vous pu vous habituer à elle ? N’avez-vous pas été affligé lorsqu’elle est morte ?

— Caroline, dit M. Helstone, en abaissant lentement sa main à un pouce ou deux de la table, et frappant soudainement l’acajou, comprenez ceci : il est vulgaire et puéril de confondre le général avec le particulier. Dans chaque cas, il y a la règle et il y a l’exception. Vos questions n’ont pas le sens commun. Sonnez, si vous avez fini de déjeuner. »

Le déjeuner fut enlevé, et, ce repas fini, l’oncle et la nièce avaient coutume de se séparer et de ne se retrouver ensemble que pour le dîner. Mais ce jour-là, la nièce, au lieu de quitter la chambre, se dirigea vers l’appui de la fenêtre, et s’y assit. M. Helstone jeta autour de lui un ou deux regards inquiets, comme s’il eût voulu qu’elle s’éloignât ; mais elle regardait par la fenêtre, et n’avait point l’air de faire attention à lui : aussi il continua la lecture de son journal, qui se trouvait être fort intéressant, car de nouveaux mouvements venaient d’avoir lieu dans la Péninsule, et plusieurs colonnes étaient remplies de longues dépêches du général lord Wellington. Il ne savait guère, cependant, quelles pensées agitaient l’esprit de sa nièce, pensées que la conversation de tout à l’heure avait ravivées, mais non produites : elles étaient tumultueuses alors comme des abeilles troublées dans une ruche ; mais il y avait des années qu’elles avaient creusé leurs cellules dans son cerveau.

Elle passait en revue le caractère de son oncle, sa disposition d’esprit, ses sentiments sur le mariage. Bien souvent, auparavant, elle les avait passés en revue déjà, et avait sondé le gouffre qui séparait son esprit du sien ; et alors, de l’autre côté du large et profond abîme, elle avait vu et voyait encore une autre figure à côté de celle de son oncle, une figure étrange, sombre, sinistre, à peine terrestre : l’image vague de son propre père, James Helstone, le frère de Matthewson Helstone.

Certaines rumeurs étaient venues à ses oreilles, touchant le caractère de ce père ; elle avait entendu les propos de vieux domestiques ; elle savait aussi qu’il n’était pas un homme bon, et