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cette qualification, bibliographiquement parlant, il faut donc, selon nous, qu’indépendamment de sa rareté bien constatée, il soit encore plus ou moins recherché, et par suite plus ou moins précieux. Cette rareté même a ses degrés ; elle est ou absolue, ou relative, selon les circonstances qui l’ont déterminée : absolue à l’égard des livres dont il ne subsiste plus qu’un très-petit nombre d’exemplaires ; relative à l’égard d’autres livres qui, bien qu’assez communs dans un pays étranger, ne se trouvent pas dans le nôtre, ou encore à l’égard de ceux dont les exemplaires en circulation, quel qu’en soit le nombre, ne suffisent pas pour satisfaire aux demandes qui en sont faites. On le voit donc, un livre peut ètre rare sans être précieux, quoiqu’il ne puisse guère être véritablement précieux s’il n’est pas rare ; et c’est seulement la réunion de ces deux conditions qui le rend tout à fait recommandable aux yeux d’un bibliophile délicat. Toutefois, abstraction faite du mérite réel des ouvrages, chose que cependant il serait bon de considérer avant tout, dans la formation d’une bibliothèque, combien de causes diverses peuvent encore contribuer à rendre un livre précieux, comme aussi à en modifier la valeur commerciale. C’est ce que nous allons démontrer en suivant les livres dans toutes les vicissitudes qu’ils peuvent éprouver, depuis le moment de leur publication, jusqu’au temps où ils disparaissent presque entièrement des magasins des libraires.

Lorsqu’un livre est mis en vente, le prix en est ordinairement fixé en raison du nombre des feuilles qu’il contient, de la nature de l’impression, des ornements qui l’accompagnent, de la qualité du papier, et aussi du nombre d’exemplaires tirés. Si c’est un ouvrage tombé dans ce qu’on appelle le domaine public, ce prix sera d’autant moins élevé que la concurrence sera devenue plus nombreuse, et alors il ne pourra guère éprouver une grande diminution ; si au contraire il s’agit de l’œuvre d’un auteur vivant, surtout de celui d’un écrivain haut placé dans la littérature ou dans les sciences, ce prix s’élèvera en proportion de l’importance de la somme que le libraire aura été obligé de débourser pour l’acquisition du manuscrit. Cependant il arrivera de deux choses l’une : ou l’ouvrage aura du succès, fera même une grande sensation, et alors il pourra être réimprimé, multiplié à l’infini, avec des augmentations successives, et bientôt il entrera dans le recueil des œuvres de l’auteur ; ou bien il ne sera que faiblement goûté, peut-être même passera-t-il tout à fait inaperçu, et dans ce cas il n’y aura pas lieu à le réimprimer. Eh bien ! il est presque certain qu’au bout de quelques années, des nouveautés dont le succès aura été d’abord si différent, subiront également une grande réduction dans leurs prix ; et peut-être même cette réduction atteindra-t-elle les premières éditions du meilleur livre, plus sensiblement encore que l’ouvrage le plus médiocre, ou que le livre qui, après avoir marqué dans une science, aurait été remplacé par un autre mieux tenu au courant des progrès de cette même science. Néanmoins, par la suite, il pourrait arriver que des éditions incomplètes, bannies depuis longtemps des bibliothèques choisies[1], que des ouvrages de science devenus surannés, qu’enfin des livres auxquels, dans l’origine, personne n’aura fait attention, fussent recherchés avec le

  1. Les réimpressions des bons ouvrages anciens et modernes, dans toutes tes langues, qui paraissent journellement, non-seulement rendent ces ouvrages de plus en plus communs, ce qui contribue beaucoup à en faire tomber le prix, mais encore, lorsque ces réimpressions présentent des textes meilleurs et plus complets que ceux qu’on avait déjà, elles effacent presque entièrement les premières éditions. Il est donc tout naturel qu’on écarte des bibliothèques récemment formées d’anciennes éditions qui ont été remplacées par de meilleures, et dont la conservation ferait un double emploi à peu près inutile. Cela explique la chute subite du prix de plusieurs belles éditions des classiques grecs et latins, que des bibliomanes peu lettrés disputaient jadis aux savants, et dont ils ne se soucient plus depuis que ces livres ont cessé d’être précieux.