Page:Brunet - Manuel du libraire, 1860, T01.djvu/42

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bien conservés, qui le portent, pour peu qu’il s’agisse d’un bon ouvrage. Cependant un autre écusson moins noble et moins répandu, celui de Girardot de Préfond, peut, à juste titre, rivaliser avec celui de l’ambassadeur polonais, parce qu’il ne se trouve qu’à des volumes d’une excellente condition[1]). À ces noms si célèbres dans la curiosité, on peut joindre ici ceux de Dupuy, de Ballesdens, de Madame de Chamillart, de Longepierre, de l’abbé de Rothelin, de Gaignat, de Randon de Boisset, de Bonnemet et de Naigeon, quoique ces quatre derniers amateurs n’eussent ni chiffres ni armoiries, et qu’ils n’aient pas mis leurs noms aux beaux livres qui leur ont appartenu.

Ainsi, comme on le voit, depuis le xvie siècle jusque vers la fin du xviiie, la France, plus que tout autre pays, a possédé d’habiles relieurs. Les noms de Le Gascon, de Du Seüil, de Boyet, de Padeloup, d’Anguerrant, de Derome père et de Derome le jeune, ont même acquis en ce genre une célébrité qui s’est répandue chez l’étranger et a donné aux reliures sorties des mains de ces excellents ouvriers un prix fort supérieur à celui qu’ils y mettaient eux-mêmes. Par malheur, depuis Derome le jeune, mort en 1790, jusque vers l’année 1820, la reliure parisienne n’a guère produit que des ouvrages négligés et du goût le plus détestable[2], et pendant ce temps-là l’Angleterre nous a enlevé une grande partie des bonnes reliures anciennes, que la dispersion forcée des bibliothèques avait rendues à la circulation. Pour remplir ce vide, nous rachetons aujourd’hui à de très-hauts prix les livres de ce genre, que naguère nous avions laissé vendre presque pour rien. Toutefois, notre admiration renouvelée pour les chefs-d’œuvre de la reliure ancienne ne doit pas nous rendre aveugles sur le mérite réel des ouvrages du même genre qui depuis une quarantaine d’années sont sortis des ateliers des premiers relieurs de Paris et de Londres. Avouons donc que de beaux volumes reliés par Lewis, par Thouvenin, à la fin de sa trop courte carrière, par Simier, relieur du roi (quand il s’est borné au genre qui lui convenait le mieux), par Kœhler, par Purgold, par Niédrée, par Duru, par Capé, par Lortic, et peut-être mieux encore par Bauzonnet et par Trautz, son gendre et habile successeur, figurent très-bien à côté de ceux que nous ont laissés les Padeloup et les Derome : on y trouve même dans les dorures une certaine netteté et un certain fini qui manquent assez souvent aux ouvrages de ces derniers.


Il serait facile de multiplier à l’infini les observations que peuvent suggérer les différents objets traités dans cette notice, mais nous avons voulu nous borner à celles qui nous ont paru indispensables pour l’intelligence des notes de notre Dictionnaire où il est question du prix des livres précieux. Ces observations, nous n’en doutons pas, seront prises en considération par les personnes auxquelles l’amour des beaux livres procure une noble jouissance. Quant aux hommes trop positifs, qui ne voient dans une bibliothèque qu’un embarras sans utilité, et dans un bibliophile qu’un bibliomane, ou qu’une sorte de maniaque, semblable à l’homme aux reliures en maroquin noir qu’a si bien dépeint La Bruyère dans son XIII chapitre, ce n’est pas à eux que nous les adressons.

FIN DE LA PRÉFACE.
  1. À l’imitation de Girardot de Préfond, Ch. Nodier a fait mettre son ex museo aux 1300 jolis volumes qu’il avait rassemblés avec tant de goût, et qui, dans la vente faite après son décès, ont produit environ 68 000 fr.
  2. Il faut cependant faire ici une honorable exception en faveur d’une partie des reliures de Bradel l’aîné, successeur de Derome le jeune, et surtout des reliures en veau fauve de Chaumont.