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Page:Brunschvicg - L'expérience humaine et la causalité physique, 1922.djvu/114

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science et ses applications industrielles qui nous imposent la notion de loi naturelle comme une condition nécessaire à notre existence : l’impératif est encore plus catégorique, s’il est possible, lorsque l’on se place simplement sur le terrain de la vie pratique quotidienne. À ce point de vue, l’histoire de la période préscientifique de l’humanité serait encore plus instructive que l’histoire des deux ou trois derniers millénaires. Qu’il s’agisse de la culture du sol auquel, on confie des semences précieuses en vue d’une récolte lointaine, ou des problèmes sans nombre qu’il a fallu résoudre pour l’élevage des animaux, la chasse, la pêche, la navigation, la conservation ou la cuisson des aliments, l’homme n’a pu vivre et progresser que grâce à la connaissance de lois naturelles toujours plus nombreuses et à une confiance grandissante en la valeur de ces lois. » L’implication d’un déterminisme causal dans les pratiques séculaires des peuples préhistoriques est confirmée par le résultat d’innombrables fouilles archéologiques. Chacun des instruments inventés, ou perfectionnés, en vue de soulager le travail de l’homme, de le rendre plus efficace et plus fructueux, est le témoin d’une pensée en qui s’est opérée la liaison du moyen et de la fin, d’un point de départ sur lequel l’action se propose de faire fond et d’un point d’arrivée qu’elle compte atteindre par voie de conséquence[1].

45. — Mais le problème qui est si simple du point de vue de la seule préhistoire, se complique étrangement lorsqu’il est posé sur le terrain ethnographique. Les non civilisés ont beau, pour les besoins de la vie quotidienne, se livrer à l’exercice régulier de la chasse, de la pêche, de l’élevage, fabriquer et utiliser des instruments de toute espèce, et ainsi manifester une confiance implicite dans la causalité d’ordre expérimental, on n’en saurait conclure que cette confiance affleure effectivement à leur conscience. Au contraire, leurs manières de parler révèlent qu’il existe dans leur esprit tout un monde de causes, situées hors du monde visible et tangible, et capables d’expliquer ce dont les hommes souhaitent avant tout avoir l’explication : heur et malheur des événements, succès et insuccès des entreprises. Chez les Iroquois, dit Durkheim[2], « un homme l’emporte-t-il sur ses concurrents à la chasse ou à la guerre ? C’est qu’il a plus d’orenda. Si un animal échappe au chasseur qui le poursuit, c’est que l’orenda

  1. Voir en particulier à ce sujet Louis Weber, Le Rythme du Progrès, 1913, p. 265.
  2. Les formes élémentaires de La Vie Religieuse, 1912, p. 276.