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Page:Brunschvicg - L'expérience humaine et la causalité physique, 1922.djvu/34

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intérieur que notre volonté ou notre effort produise notre idée. Nous ne voyons point par la raison que cela se puisse faire. C’est par préjugé que nous croyons que notre attention ou nos désirs sont cause de nos idées. » (Éclaircissement XV, 6.) Nulle part, d’ailleurs, l’incapacité, de l’homme n’est plus manifeste pour passer du vouloir au pouvoir. « Tu fais véritablement, dit le Verbe un effort pour te représenter tes idées : ou plutôt tu veux malgré la peine et la résistance que tu trouves te les représenter. Mais cet effort que tu fais est accompagné d’un sentiment par lequel Dieu te marque ton impuissance et te fait mériter ses dons. Vois-tu clairement que cet effort soit une marque certaine de l’efficacité de tes volontés ? Prends-y garde, cet effort est souvent inefficace, et tu ne vois point clairement qu’il soit efficace par lui-même[1]. »

C’est en témoin, mais en témoin impuissant, que nous assistons à la naissance de notre pensée ; nous ne sommes pas capable de la définir à l’avance et de la faire naître à notre gré, pas plus que nous ne construisons la machine de notre corps, pas plus que nous n’en appuyons le maniement sur la connaissance de sa structure ou de ses fonctions. L’illusion de la causalité s’évanouit avec l’analyse de chacun des moments situés dans l’intervalle psychologique entre l’apparition du désir qui court au-devant de l’événement et l’accomplissement de l’événement par lequel le désir sera satisfait. Mais cela même explique comment les hommes se sont laissés aller à l’illusion de la causalité. Ils ont été dupes d’une vue confuse et naïvement synthétique, qui leur a fait prendre pour liaison intrinsèque ce qui est simplement juxtaposition dans le temps : « Les hommes ne manquent jamais de juger qu’une chose est la cause de quelque effet, quand l’un et l’autre sont joints ensemble, supposé que la véritable cause de cet effet leur soit inconnue. C’est pour cela que tout le monde conclut qu’une boule agitée qui en choque une autre est la véritable et la principale cause de l’agitation qui lui arrive ; — que la volonté de l’âme est la véritable et la

  1. Méditations, I, 5. Cf. I. 12. « Je te prie donc, quelle action produis-tu lorsque, ayant les yeux ouverts, tu vois ce qui t’environne ? As-tu sentiment intérieur de l’action de ton intellect agissant ? — Quoi ? tu ne sais, et tu ne sens rien de ce que tu fais ? Mais n’est-ce pas là une preuve évidente que tu ne fais rien ?… » Traité de Morale, chap. III de la deuxième partie, § 1 : « L’effort même qui accompagne notre attention, effort pénible, marque certaine d’impuissance et de dépendance, effort souvent inefficace, effort que Dieu nous fait sentir pour punir notre orgueil et nous faire mériter ses dons, cet effort, dis-je, sensible et confus, nous persuade, comme celui que nous faisons pour remuer les membres de notre corps, que nous sommes l’auteur des connaissances qui accompagnent nos désirs. »