Aller au contenu

Page:Brunschvicg - L'expérience humaine et la causalité physique, 1922.djvu/625

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

donnée, le coefficient de probabilité que comportent les conditions du problème ; — comparer les conséquences mathématiques d’une théorie avec les résultats de plus en plus précis de l’expérience, et faire la part des erreurs d’observation, corriger les formules pour tenir compte d’une décimale de plus ; — soumettre ainsi à une sorte d’enquête perpétuelle les lois qui ont la forme la plus simple ou qui paraissent le mieux fondées, la loi de Mariotte par exemple, ou la loi de Newton, telles sont les tâches qui sont échues aux générations du temps présent[1]. »

On voit bien à quel point la physionomie que l’on attribue à la physique dépend de la solution donnée au problème de l’épistémologie mathématique. Les mathématiques, au sens de Cournot, ce sont, si l’on adopte la terminologie que nous avons proposée, les mathématiques de la raison, je veux dire que, par delà l’enchaînement des équations, par delà le double circuit d’analyse et de synthèse, il y a une idée d’ordre et d’harmonie, sur laquelle se fondent les notions de nombre arithmétique, de continuité analytique, d’espace euclidien. L’application de la mathématique à la physique projettera sur les résultats expérimentaux une lumière d’origine suprasensible, destinée à les attirer et à les faire rentrer, eux aussi, dans la sphère supérieure de l’ordre rationnel et de l’harmonie. S’il arrive, par malheur, que les faits répugnent à recevoir cette grâce d’en haut, alors il faudra désespérer de leur salut. Les mathématiques ayant épuisé leur pouvoir, il ne reste plus d’autre ressource que de tracer une esquisse qui de loin et en gros donnera une expression qualitative du devenir cosmique.

Des mathématiques, au sens de Poincaré, je dirai qu’elles sont les mathématiques de la rationalité, j’entends qu’elles ne présupposent pas, avant la mise en train des opérations, une position dogmatique des notions considérées en tant que notions. Ce sur quoi l’on va opérer ne va pas être défini pour soi-même, de la façon dont Newton croyait pouvoir définir, avant leur mesure, l’espace et le temps. L’on ne se préoccupera que d’introduire les relations initiales qui vont servir à opérer, et c’est ainsi que l’on constituera les théories des nombres imaginaires ou des groupes de transformations, les calculs des probabilités, des vecteurs, des tenseurs. Ces branches dissidentes, aberrantes, du savoir ont suscité d’abord la résistance prolongée, parfois l’indignation violente, des mathématiciens. On sait comme elles ont renversé les

  1. Revue de Métaphysique, 1913, p. 586 ; et Nature et Liberté, 1921, p. 39.