Page:Brunschvicg - L'expérience humaine et la causalité physique, 1922.djvu/627

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

montre qu’il n’en est rien. Dans tous ces cas, la notion de l’expérience semble n’enfermer aucune complication : d’un côté, il y a le monde subjectif, les images ou les idées que nous portons en nous ; et, d’un autre côté, le monde objectif, les faits qui sont situés en dehors de nous. L’expérience est la révélation de ce monde objectif, nécessairement circonscrite au monde subjectif, et permettant par suite la représentation de l’objet tel qu’il existe par delà l’image et l’idée.

Or voici ce dont la physique est redevable à la mathématique contemporaine, et par quoi elle a pris conscience de sa propre épistémologie : il existe une seconde sorte d’expérience, ou, si l’on préfère, une expérience du second degré, non plus circonscrite, mais inscrite, au cours de la pensée. Cette expérience apparaît à l’intérieur même de la sphère intellectuelle ; au cours de l’élaboration des relations abstraites, elle se traduit, en des points imprévisibles, par des résistances inattendues de la matière sur laquelle s’exerce le géomètre, l’analyste, l’algébriste, par des hiatus, par des impossibilités, toutes choses qui sont nécessairement d’ordre négatif, qui ne peuvent pas se transposer en terme d’objet, qui n’en manifestent que mieux leur nature de faits irréductibles, ce que nous avons appelé leur objectivité. Ainsi, pour le mathématicien, l’expérience ne se réduit pas à son aspect primitif, à l’appréhension, par exemple, de contours irréguliers relativement auxquels l’idéalité géométrique ne serait elle-même qu’un schème, qu’un à peu près. C’est une fois franchi le seuil de la science exacte, et grâce à l’exactitude même des méthodes employées, que des ruptures se sont produites. Dans le calcul de l’hypoténuse du triangle rectangle, dans l’étude des équations algébriques, se sont manifestés des points d’arrêt brusque, qui au premier abord semblaient marquer un échec définitif, une limite infranchissable. L’irrationnel, le négatif, l’imaginaire, ont éclaté tout d’un coup à l’esprit. Pour ceux-là mêmes qui les premiers les ont découverts, ou plutôt qui s’y sont heurtés, c’étaient l’absurde, le contradictoire, l’impossible. Seulement ce n’était là que les premiers effets du choc. Grâce à un mouvement ultérieur de la pensée, les points d’arrêt sont devenus des points de réflexion, d’où l’esprit est parvenu à créer des notions nouvelles qui ont été l’origine de nouvelles déductions. À la raison intuitive s’est substituée la rationalité du circuit ; de nou-


    de Littérature, d’Histoire et de Philosophie, t. V, 1767, p. 61 : « Le baromètre hausse pour annoncer la pluie. — Explication. Lorsqu’il doit pleuvoir, l’air est plus chargé de vapeurs ; par conséquent plus pesant, par conséquent il doit faire hausser le baromètre. Ce qu’il fallait démontrer. »